La porte s’ouvre, on le réveille. Il est soulevé avec force, ramené dans le grand salon du Vieux.
Marco affiche une sale gueule.
Une gueule de chien enragé.
— Tu nous as menés en bateau, petit fumier ! Y a pas de maison en ruine, rue Picasso ! Y a pas de maisons du tout !
Pavel consulte la pendule, Bruno intercepte son regard et comprend soudain son manège désespéré pour sauver son ami.
Deux heures sont passées, maintenant. Alex n’est plus là-bas. Du moins, il l’espère. Parce qu’il n’a pas la force de reprendre le combat de boxe à deux contre un.
Bruno le sait.
— Alors ? Tu vas nous dire, maintenant ?
Pavel se met à table. Sauf que le nom de la rue, il ne le connaît pas. Parce qu’il ne sait pas lire. À part quelques mots… Alors il explique, comme il peut. Avec ses dernières forces. Près d’une place où y a un garage ; ensuite, on tourne, et après, une grande rue avec un ferrailleur … À force de détails, un des types comprend. Il situe le quartier, puis la rue. Les deux sbires partent de nouveau.
L’aube se fige sur cette nuit d’horreur.
Pavel est toujours dans le salon. Silencieux, assis par terre, les poignets enserrés dans une corde brûlante, le dos contre le pied massif de cette table. Du sang coule de ses narines et de sa bouche.
Derrière lui, il entend la discussion entre le Vieux et ses fils. Ou plutôt, il la devine car ça bourdonne dans son crâne. Un véritable essaim de frelons. Il espère seulement qu’Alex a eu le temps de s’évaporer…
Le téléphone sonne, ce sont les larbins. Ils ne sont pas revenus, cette fois. Parce que le squat est loin.
Oui, c’est bien là. Sauf que le petit con de Roumain a pris ses affaires et s’est tiré.
Le vieux Gustave leur ordonne tout de même de planquer là, au cas où. Mais il a compris qu’il ne reverra sans doute jamais sa drogue et son fric.
Lourde perte.
Marc entre dans une rage folle. Il s’en prend de nouveau à Pavel, l’insulte, le frappe.
— Tu t’es bien foutu de notre gueule, enfoiré ! Il est parti où ton pote, hein ?! Réponds !
— Je sais pas, murmure Pavel… Maintenant, je sais pas…
— Saloperie de Rom !
— Pas Rom, Roumain ! hurle Pavel dans un dernier effort.
Marc s’acharne. Pavel répète inlassablement la même litanie.
Sais pas. Lui parti, sais pas où.
Brusquement, Bruno intervient.
— Ça suffit, Marco. Tu vois bien qu’il ne sait rien…
Le frère cadet lâche enfin sa proie agonisante.
— Alors je le tue ! vocifère-t-il.
Il prend un revolver, Pavel se souvient d’une prière que sa mère lui récitait parfois.
Le canon, juste en face de son visage. Le doigt qui appuie sur la détente…
— Ne le tue pas, ordonne soudain son frère.
— Quoi ?
— Lâche ce flingue.
Bruno vient vers Pavel, toujours cloué contre le pied de sa table.
— Comment tu t’appelles, mon garçon ?
— Pavel…
— Tu as quel âge, Pavel ?
— On s’en fout de son âge ! hurle Marco.
— Laisse parler ton frère ! exige Gustave.
Bruno remercie son père d’un regard avant de poursuivre.
— Tu as quel âge, Pavel ?
— Quatorze.
— Et tu es ici tout seul ?
— Suis parti de Marseille… avec mon copain.
Bruno retourne vers son père.
— Il me plaît, ce gosse ! Il a du cran, il n’a pas balancé son pote… Il a tué ce crétin de Georges d’un seul mouvement ! Je crois qu’il a un bon potentiel.
Pavel ignore la signification du mot potentiel . Il ne comprend pas ce qui se passe. Pourquoi son exécution est ainsi repoussée.
— Tu n’as pas tort, mon fils. Tu veux le récupérer, c’est ça ?
Marco proteste avec véhémence. Mais il est réduit au silence par ses aînés. Bruno est de nouveau face à Pavel.
— On va te laisser une chance, petit. Puisque tu nous as volés, on va te laisser la possibilité de nous rembourser.
— J’ai pas d’argent, monsieur…
Le Vieux rigole, Bruno aussi.
— On te laisse en vie et tu bosses pour nous, jusqu’à ce que tu nous aies remboursés… Ou alors, on te met une balle dans la tête, maintenant. À toi de choisir, Pavel. Tu comprends ce que je te dis ?
— Oui…
— Alors, qu’est-ce que tu décides ?
— Je vais vous rembourser, m’sieur.
— Parfait.
Bruno semble satisfait, Marco assassine Pavel du regard. Gustave se lève, fatigué.
— Bruno, puisque ce gamin te plaît, c’est toi qui vas t’en charger. Vois pour quoi il est doué et fais-en quelqu’un.
Fais-en quelqu’un.
Transforme ce gosse en machine à tuer.
Paul s’arrête de parler. Durement éprouvé par ce flash-back, sans doute. Même si sa voix n’a pas flanché.
Ce silence soudain fait tressaillir François.
François, qui a quitté son champ d’herbe rase, qui était dans ce salon contre le pied de la table, roué de coups. Obligé de travailler pour une bande de mafieux en échange de sa vie.
Ils restent un moment aphones, leurs yeux s’évitent.
— Tu veux la suite ? propose brusquement le gamin.
— Oui, bien sûr.
Davin en est-il vraiment certain ? Certain de vouloir suivre son guide plus avant dans les ténèbres… ?
Mais maintenant qu’il a ouvert la porte, François n’a plus le choix. Il doit descendre cet escalier sombre qui s’enfonce jusqu’aux entrailles pourries de l’humanité.
— Bruno m’a confié à un type qui s’appelait Manu. Je suis resté longtemps avec lui. Il était plutôt sympa avec moi. Mais chaque jour, il me rappelait que j’appartenais au Vieux, qu’il valait mieux pas essayer de le rouler. Pelizzari avait des hommes partout. Ils me retrouveraient, toujours, même si je partais à des centaines de kilomètres. Et m’exploseraient la tronche à coups de barre de fer… Bruno venait, souvent. Pour récupérer la recette et pour voir si je me comportais bien. Il me disait que je devais apprendre à mieux parler français, à lire et à écrire aussi parce qu’il avait de grands projets pour moi. Que j’allais devenir quelqu’un d’important. Et surtout, que j’avais pas intérêt à le décevoir !… Un jour, il m’a apporté des faux papiers. Je m’appelais désormais Paul Costino, Paulo pour les intimes… Manu m’a montré son boulot. Racketter, intimider. Corriger. Ceux qui ne payaient pas leurs dettes ou leurs impôts au Vieux. C’était dur mais j’ai vite pris le pli. J’ai appris à frapper, moi aussi… Fort. À menacer. À obtenir l’argent ou les renseignements. À me servir d’un calibre, pour impressionner. Manu et Bruno trouvaient que j’étais doué, que je faisais pas de sentiments ! Manu m’a promis que j’aurais bientôt un appart pour moi tout seul. Et une bagnole. Qu’il me fournirait un faux permis, m’apprendrait à conduire avant l’âge légal… Que j’aurais des filles, aussi.
— Des filles ?
— Ouais… D’ailleurs, je me souviens encore de mon cadeau d’anniversaire, pour mes quinze ans ! Ce soir-là, Manu a ramené une nana à l’appart. Une Roumaine, qui bossait pour lui. Parce que Manu, c’était un mac, tu vois… Moi, j’avais jamais touché une fille, ou pas grand-chose. Il voulait m’apprendre ! Je l’ai regardé, j’ai fait pareil.
François comprend mieux, soudain. Si c’est en observant un proxo avec une pute qu’il a appris… Surtout à quinze ans. Drôle de cadeau d’anniversaire.
— Un jour, Bruno m’a ordonné de tuer.
— À quinze ans ?
— Je venais d’en avoir seize. Un rival, quelqu’un qui menaçait de lui faire de l’ombre, je crois… Je voulais pas, moi ! Je voulais pas descendre ce type, je te jure. Mais il m’a rappelé que c’était ça ou la mort. La mort pour moi. Alors, j’ai obéi. Paraît que j’ai fait du bon boulot. Ils étaient satisfaits. Moi, ça m’a rendu malade, la première fois. Pendant plusieurs jours. Je pouvais plus bouffer, je vomissais tout le temps. J’avais envie de crever… Manu m’a expliqué que ça passerait. Et j’ai continué… Les menaces, le racket et les meurtres. Quand j’ai eu un peu plus de dix-sept ans, ils m’ont filé un appart, une bagnole. Ils me donnaient un peu de liquide, aussi.
Читать дальше