— Le Vieux ne te payait pas ?
— Non. Puisque c’est moi qui lui devais du fric ! Le boulot, c’était pour le rembourser… Bruno m’accordait juste de quoi survivre mais pas de quoi m’enfuir.
— Et… pourquoi t’es-tu arrêté ?
Paul soupire. Il prend une cigarette, la triture un peu entre ses doigts, mais ne l’allume pas.
— Ça devenait difficile pour moi.
— Difficile de tuer ?
— Oui. Mais pas que ça. D’être l’esclave de ces gens… Tu comprends, toute ma vie, j’ai été qu’un esclave.
Toute ma vie … Il est si jeune, pourtant !
— J’ai commencé à me poser des questions.
— Tu aimais ton travail ? ose demander François.
— Tu veux savoir si je prenais mon pied en assassinant les gens, c’est ça ?
François hoche la tête, ses mains se crispent.
— Non. Mais pour supporter, je… Je me suis imaginé que j’avais du pouvoir. Oui, c’est ça : l’impression d’avoir du pouvoir. Le flingue dans les mains, je me croyais fort. Puissant. Dans le milieu, on me craignait beaucoup ! J’avais une réputation… Ils m’avaient même donné un surnom : l’ange de la mort…
François frémit à nouveau. Oui, un visage angélique, rieur. Qui devait inspirer confiance à ses victimes.
— Et puis progressivement, cet état de… Je sais pas le mot…
— D’excitation ? D’euphorie ?
— Oui, l’excitation est partie. Restait plus que le sang. La mort. L’odeur de la mort. Celle qui te quitte jamais… Tu peux te laver, des dizaines de fois, ça part pas… Mais j’avais plus le choix, alors j’ai continué. J’essayais de voir les bons côtés. J’avais à bouffer tous les jours, je savais où dormir. Manu était même devenu mon pote. J’étais respecté dans ce milieu, respecté par Bruno et son père… Du moins, je le croyais ! Ils m’accueillaient chez eux, ce qu’ils ne faisaient pas avec les employés, d’habitude. Oui, le Vieux m’aimait bien, Bruno aussi. Il me considérait un peu comme un fils. J’avais un père, à nouveau. Un père aussi salaud que le premier, mais beaucoup plus puissant ! Instruit, intelligent. Richissime… Je l’admirais, Bruno. Pourtant, il y a quelques mois, c’est devenu trop dur… Vraiment trop dur ! Les dernières exécutions se sont mal passées. J’ai hésité. Et quand t’hésites à tuer… C’est que tu vaux plus rien.
— Comment tu assassinais ces gens ? interroge François.
Il ne peut s’empêcher d’exiger des détails sordides. Peut-être espère-t-il ainsi parvenir à détester Paul.
— En général, avec un flingue. Sauf quand Bruno voulait que ça passe pour un accident. Fausses pendaisons, fausses overdoses…
— Qu’est-ce que tu as fait quand tu as vu que ça devenait trop dur ?
— J’en ai parlé à Bruno et à Gustave. C’était il y a un mois. Je leur ai dit que je voulais reprendre ma liberté, que j’avais remboursé ma dette. Que je voulais changer de vie, retourner chez moi. Le Vieux m’a répondu que j’étais un bon élément et que si c’était le fric que je voulais, il pouvait arranger ça… Je lui ai expliqué que c’était pas le pognon. Que je voulais vraiment décrocher ! Il a promis d’y réfléchir. Quelque temps après, il m’a rappelé : il était d’accord, à condition que je fasse un dernier boulot pour lui. Un boulot très important dont dépendait l’avenir de la famille. J’ai accepté. La semaine d’après, je suis parti en Afrique…
— En Afrique ?
— Je devais descendre deux personnes à Mogadiscio. Deux Italiens. J’ai rempli le contrat, en me répétant que c’était la dernière fois. Après la mission, je suis rentré en France. Je suis arrivé à Marseille, un des types de Bruno m’y attendait. On a fait un détour pour aller récupérer un colis… Les cinq kilos de coke. Marco m’avait demandé de prendre la marchandise au passage. C’était souvent moi qui étais chargé de convoyer ce genre de cargaison ! J’ai pris livraison de la came, je suis remonté avec le type. Le Vieux nous attendait dans son haras…
— Je ne l’imaginais pas dans un haras !
— Ouais… Il aime bien les canassons, je crois… C’est au nord de Lyon, pas très loin de Neuville-sur-Saône. Il y passe souvent ses week-ends en famille. Pendant tout le trajet, je me suis dit que tout ça allait enfin finir. J’avais des doutes, bien sûr… Des doutes sur ce que j’allais faire après. Mais j’étais décidé. Plus de meurtres. Je voulais plus de toute cette merde ! Surtout que l’exécution en Afrique a été vraiment difficile… Comment tu dis ?
— Éprouvante ?
— Oui, c’est ça. J’ai vu des choses horribles, là-bas… Donc, on est arrivés à Neuville dans l’après-midi. Le type m’a déposé, puis il est reparti. Il y avait le Vieux mais aussi Enzo et Marco. La famille au grand complet ! Ça m’a étonné… J’ai pensé qu’ils fêtaient peut-être quelque chose. J’ai remis la marchandise à Gustave…
… Paul pose son offrande sur une table, devant le Vieux. Adelina choisit cet instant pour entrer dans la pièce. Elle sourit à Paul, ça lui rappelle la première fois qu’il l’a croisée chez le Vieux, dans cet escalier. Il se souvient qu’elle avait l’air aussi terrifiée que lui.
Adelina, la plus jeune du clan, la seule fille de Gustave.
— Laisse-nous, ordonne son père.
Elle prend le temps de venir embrasser Paul.
— Laisse-nous, j’ai dit, répète Gustave.
Adelina le fusille du regard avant d’obéir et de claquer lourdement la porte du grand salon.
Dès que sa fille a disparu, le Vieux, comme à son habitude, vérifie tout ce que Paul vient de déposer devant lui.
— Ça s’est bien passé, là-bas ?
— Aucun problème, monsieur. Aucun témoin, aucun survivant.
— Parfait.
Gustave allume un cigare. Il toise son employé bizarrement.
— Alors, Paulo, tu as bien réfléchi ? Tu veux toujours décrocher ?
— Oui, monsieur. J’aimerais repartir chez moi.
— Chez toi ? ironise Marco. Dans ce pays de merde ? T’es pas bien ici ?
— Si. Mais je veux arrêter… Changer de vie.
— Si c’est une question d’argent, on peut s’arranger, intervient Bruno. Je comprends que tu deviennes plus gourmand… Comme tu es efficace, comme tu as fait tes preuves, on peut te payer désormais… un salaire intéressant, crois-moi !
— Non merci, Bruno. C’est pas une question de pognon. Je veux arrêter.
— C’est dommage, grogne Gustave.
— C’est comme ça, rétorque poliment Paul. C’était convenu entre nous, je termine ce boulot et ensuite, je m’en vais.
Brusquement, le canon d’un flingue s’enfonce entre ses omoplates.
C’est Marco qui le braque. Il lui confisque l’arme qu’il porte dans son étui.
— On ne quitte pas la famille, assène le Vieux. Tu crois qu’on va te laisser partir comme ça, Paulo ? Tu es bien naïf, mon garçon !
Oui, Paul réalise subitement à quel point il a été naïf. Lui qui croyait avoir payé sa dette, avoir durement gagné sa liberté. Lui qui croyait être estimé par ces gens… Il aurait dû se montrer moins loyal, partir sans crier gare.
Marco jubile. Il attend ce moment depuis si longtemps !
— Je m’appelle Pavel ! rugit Paul.
Bruno soupire. Il a l’air désolé, contrarié.
— Navré, mais il va falloir qu’on se débarrasse de toi. C’est dommage, parce que tu étais vraiment un bon élément.
— J’étais surtout pas cher, hein ?
— C’est vrai. Mais nous étions prêts à te payer et tu as refusé.
— Je… Je peux encore changer d’avis ? essaie Paul.
— Maintenant, on sait que tu nous trahiras un jour ou l’autre. Ne nous prends pas pour des cons, tu veux ?
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