— Comme tu voudras.
— Et ensuite ? Tu iras où ?
— Loin.
François aussi, aimerait partir loin. Mais loin de quoi ? Même à l’autre bout de la terre, il sera près de la mort.
Ce n’est ni une question de lieu, ni une question de temps.
Ce temps qui défile inlassablement, le rapprochant toujours un peu plus de l’échéance.
Tic-tac.
Son horloge interne le lui rappelle sans cesse.
Il baisse la vitre car il a mal au cœur. Putain de morphine !
— Tu sais déjà où tu vas partir ?
— Les îles, peut-être…
Paul attrape son sac à dos, fouille à l’intérieur, en sort une vieille carte postale écornée, délavée. Il la montre à François qui la regarde furtivement ; une plage de sable blanc bordant une mer parfaitement bleue. Un cliché usé par les années.
— C’est là que je veux aller ! explique Paul avec un sourire de petit garçon.
— À Tahiti ?
— Ouais ! T’y es déjà allé ?
— Oui.
Avec Florence, justement. François réprime un sanglot.
Flo… Vais-je me rendre à son enterrement ? Oui, bien entendu… Je ne peux pas la laisser partir seule.
Mais aura-t-il le cran ? Osera-t-il se présenter à la cérémonie comme un coupable, un meurtrier revenant sur les lieux du crime ?
— C’est vrai ?
François sursaute.
— Hein ?
— C’est vrai que tu connais Tahiti ?
— Oui, c’est vrai…
— Raconte !
— Donne-moi une clope.
Paul se hâte d’allumer deux cigarettes en même temps, en tend une à son chauffeur.
— Alors, raconte !
— C’est très joli, il y a de belles plages, une mer limpide…
— Limpide ? Ça veut dire quoi ?
François fronce les sourcils. Limpide, ce n’est pas un mot savant, pourtant ! Mais il a déjà remarqué que le vocabulaire du Petit a des failles. Le manque d’école ou de livres, sûrement.
— Limpide, ça veut dire claire, pure… Transparente.
— Ah… Oui, bien sûr.
— Il y a aussi beaucoup de montagnes. Il pleut presque chaque jour, c’est très humide et très chaud.
Il pourrait ajouter qu’on en fait assez vite le tour, mais se ravise. Autant ne pas briser ses rêves dans l’œuf. Il continue donc son exposé, telle une agence de voyages qui vend sa destination phare, sa camelote. Paul l’écoute avec des airs d’enfant sage, subjugué par ce récit, par les couchers de soleil fulgurants. Un jeune garçon dont on ne pourrait, à cet instant, soupçonner la violence. Et lorsque François est à court d’idées, Paul reste longtemps silencieux.
Allongée sous les cocotiers, les yeux perdus dans l’immensité de l’océan, caressée par les vents du large, Marilena lui sourit tendrement…
* * *
François arrête la voiture sur une aire de repos, au bord de l’autoroute.
— On prend un café ? propose-t-il.
— Si tu veux !
Ils marchent jusqu’à la cafétéria, heureux de se dégourdir les jambes. Après un tour dans les toilettes, un coup d’eau sur le visage, ils s’attablent dans la grande salle vide et commandent deux expressos.
— Tu vas aller à l’enterrement de Florence ?
Les mains de François se crispent sur la tasse.
— Je crois, oui.
— Vaudrait mieux pas.
— Pourquoi ?
— Ben… Tu vas avoir encore plus mal.
— Peut-être. Mais c’est ma femme ! C’était ma femme…
— J’ai peur que les mecs qui me courent après t’attendent là-bas.
François n’avait pas pensé à ça.
— Tu as peut-être raison.
Encore un bon prétexte pour être lâche.
— Et toi, tu ne crois pas qu’il est encore trop tôt pour retourner à Marseille ?
— Ils ne me retrouveront pas, assure le jeune homme. De toute façon, vaut mieux que je traîne pas trop.
— Ah oui ? S’ils savent qui est ton pote, ils n’auront aucun mal à te localiser, tu sais… Ils nous ont bien repérés dans un trou perdu !
— Ouais, mais Marseille, c’est immense ! Je n’irai pas chez lui. Je l’appellerai, on se filera rancard.
— Je crois que tu devrais renoncer à ça, s’obstine François. Tu devrais abandonner ce paquet de drogue devant un commissariat. Tu pourrais trouver un boulot et…
— Mais t’es barge ! chuchote Paul. Je vais pas jeter deux cents plaques par terre ! Ça va pas ou quoi !
— Tu préfères mourir ?
Paul soupire, allume une cigarette.
— Écoute, ils me lâcheront pas, de toute manière. Si je ne quitte pas ce pays, ils finiront par me mettre la main dessus et me feront la peau. Même si j’ai plus la came.
François lui jette un regard terrifié.
— Ils me retrouveront, j’te dis ! Dans un mois, un an, dix ans… C’est pas le genre de mecs à laisser tomber ! Je t’ai expliqué : je sais des choses. Je sais trop de choses… Alors il faut que je vende cette poudre et que je me barre à l’autre bout du monde. C’est ma seule chance. Tu comprends ?
— Ce que je comprends, c’est que t’es complètement cinglé !
— Mais non ! Si mon plan réussit, je me la coulerai douce sur une plage avec du pognon plein les poches !
— Et s’il foire, ton plan ? Hein ?
— Eh bien je mourrai… Ainsi va la vie ! De toute façon, ça sera une perte pour personne.
— Ah oui ? Et ta famille ?
Paul détourne la tête.
— Quelle famille ?
François n’ose pas dire ton père . Il connaît d’avance la réaction. Ils restent longtemps murés dans un silence agacé, un peu gêné. François fixe le comptoir, tandis que Paul regarde en direction du parking. Soudain, il se redresse légèrement sur sa chaise.
— Merde…
Une voiture de gendarmerie, deux types en uniforme qui s’intéressent de près à la BMW.
— Qu’est-ce qu’ils veulent ? demande François d’un ton nerveux.
— J’en sais rien… Mais on se casse d’ici vite fait !
— Quoi ?
— Faut pas qu’ils nous trouvent ! Allez, viens !
— Je veux pas laisser ma voiture ! On va pas partir à pied ! Je vais aller leur parler, voir ce qu’ils veulent.
— Hors de question. Allez, amène-toi !
François hésite, reste quelques secondes debout, près de la table, observant avec angoisse les deux gendarmes. Mais lorsqu’il les voit s’avancer vers la cafétéria, il panique et se rue en direction des toilettes.
Paul s’y trouve déjà, en train d’ouvrir la petite lucarne au-dessus des lavabos.
— On s’arrache par là ! Bouge ton cul !
François grimpe sur une des vasques ; il a du mal à suivre le jeune homme dont l’agilité est prodigieuse. L’ouverture est étroite, permettant tout juste le passage. Paul est déjà de l’autre côté, à l’attendre.
— Magne, putain !
François parvient à se faufiler et retombe lourdement sur le bitume. Ils contournent la cafétéria, lorgnent les deux militaires en train de parler avec le serveur qui montre du doigt les sanitaires.
— Allez, fonce ! ordonne Paul.
Ils courent à toute vitesse jusqu’à la BM, s’engouffrent dedans. François a pris le volant, Paul sort son pistolet et tire dans les pneus de la voiture de gendarmerie.
— Roule !
La gomme crisse sur l’asphalte, la voiture s’élance vers la voie d’accélération, s’éloignant du danger à une vitesse hallucinante. Les uniformes s’évanouissent dans le rétroviseur.
— On prend la première sortie ! indique Paul en rangeant son arme dans le sac.
— Merde ! T’es malade ou quoi ? Ils vont prévenir les renforts et nous attendre au prochain péage !
— Accélère ! Prends la première sortie que tu trouveras ! répète-t-il.
— Mais qu’est-ce que tu me fais faire !
Читать дальше