Paul réalise qu’il a sa propre salle de bains. En allumant la lumière, il est ébloui. Baignoire d’angle, robinets dorés à l’or fin, marbre noir. Une multitude de serviettes-éponges, des peignoirs… Rien à voir avec les hôtels miteux qu’ils ont écumés jusqu’ici !
— Alors, tu viens ? s’impatiente François.
Face au miroir, il remet ses cheveux dans le bon ordre. Il les tire en arrière, rattache sa queue-de-cheval et sourit face à son reflet.
Faut que je m’habitue parce que bientôt, je ne vivrai que dans des endroits comme ça ! Des endroits qui plairont à Marilena…
— Bon, tu te magnes ou quoi ?
— Ouais, j’arrive !
Il prend soin d’éteindre les lumières avant de rejoindre François dans l’alcôve qui sépare leurs chambres respectives.
Dans la salle à manger, les convives les considèrent avec étonnement. Deux hommes en jean, pull, baskets : pas le genre de la maison.
Une serveuse les invite à s’installer près de la cheminée. Paul allume immédiatement une cigarette histoire de se donner une contenance.
— File-moi une clope ! demande François. J’ai oublié les miennes en haut…
Paul épie autour de lui. Cinq tables occupées : deux couples de sexagénaires, deux plus jeunes, et un mal assorti ; une femme, superbe, en compagnie d’un cétacé en costard ayant dépassé l’âge de l’andropause, voire la date limite de consommation.
Le tout dans un silence oppressant.
On entend crépiter les flammes. S’il y avait des mouches, on les entendrait voler. Mais les mouches, ce n’est pas non plus le genre de la maison.
— Ils parlent pas ? chuchote Paul.
— Si ! dit François en souriant. Mais ils parlent doucement.
— Ah… Et pourquoi ils nous matent comme ça ? Ils doivent croire qu’on est pédés !
— Y avait longtemps…
— T’as eu raison de dire que j’étais ton fils ! C’est bien, oui.
C’est bien, pense François. Surtout que ça lui est venu naturellement. Une sorte de réflexe.
— N’empêche que les aristos nous prennent pour des tarlouses, je te dis…
François se retient de rire ; il observe à son tour les autres clients. Vrai qu’ils ont l’air tristes et coincés.
La jeune femme à la jupe noire et au chemisier blanc revient vers eux pour énoncer gracieusement le menu : velouté d’asperges, terrine de sanglier à la truffe noire, rougets à la crème d’anchois et petits légumes de Provence, omelette norvégienne.
— Très bien, dit François. Vous nous apporterez une bouteille de votre meilleur vin rouge. Et une vodka en apéritif.
— Bien, monsieur. Pour le vin, je peux vous conseiller un…
— Je vous fais confiance, coupe François avec un sourire décidé.
— Merci, monsieur.
Elle s’éloigne sans un bruit, François remarque alors que le malaise de Paul va croissant.
— Détends-toi, ils ne vont pas te manger.
— Je suis sûr qu’ils se foutent de moi !
— Ah oui ? Pourquoi donc ?
— Parce que je suis pas habillé comme eux, ou parce que j’ai les cheveux longs… Et puis c’est quoi, toutes ces fourchettes ?
— Il y en a une pour le poisson et deux pour les autres plats.
— Et pourquoi trois assiettes ?
— C’est juste de la décoration ! explique François avec un sourire moqueur. Fais comme d’habitude, tout se passera bien.
L’apéritif arrive, accompagné de petits canapés maison. François lève son verre.
— À notre étrange équipée !
À la mine de Paul, il comprend qu’un doute subsiste dans son esprit sur le sens du mot équipée .
— À notre étrange voyage, rectifie-t-il.
Mon dernier voyage.
Les verres s’entrechoquent un peu fort, les regards convergent instantanément vers ce duo hors du commun.
— Cul sec ! ajoute François.
Étrange secousse interne. Ils reposent leurs verres vides sur la table.
— T’en veux une autre ?
— Ouais !
La fille en noir et blanc apporte une nouvelle dose rapidement.
— On va être complètement bourrés si on commence comme ça ! s’inquiète Paul.
— Et après ?
— Ça risque de faire tache dans le décor.
— T’as peur de perdre le contrôle ? ricane François. Tu vieillis, Petit !
— Mais non, je les emmerde ! Je veux pas que tu sois mal à l’aise à cause de moi, c’est tout…
— Tu crois que j’ai honte de toi ? Tu crois vraiment ça ?
— Ben… j’ai pas tes bonnes manières et peut-être que…
— Tu sais, il y a quelques semaines, tu aurais peut-être eu raison. Mais aujourd’hui, je m’en fous complètement.
— Je t’ai pas connu avant, mais je suis sûr que t’es mieux maintenant !
— Si on veut… J’aurais quand même préféré que tout cela n’arrive pas.
— C’est pas ce que j’ai voulu dire, s’excuse Paul. C’est moche, ce qui t’arrive. Vraiment moche… T’as peur ?
François avale une nouvelle gorgée de vodka glacée. Il affiche une triste mine.
— Oui, j’ai peur. Tu peux même pas imaginer…
— À ta place, je serais mort de trouille, tu sais. Et quand j’aurai vendu la came, tu… Tu pourrais venir avec moi. On partirait loin d’ici, ensemble. Comme ça, je serai avec toi quand…
Les yeux de François s’emplissent d’un trouble intense que Paul prend pour de la douleur.
— Pardon. Je te gâche ta soirée.
— C’est pas ça… Ça me touche beaucoup ce que tu viens de dire.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Je sais pas… Peut-être que j’ai envie de partir avec toi, finalement.
— Ce serait vachement cool, je t’assure.
— Moi aussi, je suis heureux de t’avoir trouvé sur ma route, traduit François. Même si tu m’en fais voir de toutes les couleurs !
L’ambiance devient trop lourde, trop chargée en émotions. Heureusement, la serveuse arrive avec le hors-d’œuvre, le fameux velouté d’asperges. Paul décide de détendre l’atmosphère à sa façon. Puisqu’ils le toisent tous d’un sale œil, il va leur donner une bonne raison de le faire.
— Ah ! s’exclame-t-il en se frottant les mains. Une bonne soupe, y a rien de mieux pour se réchauffer. C’est une super idée !
La jeune femme bicolore reste bouche bée, puis sourit à ce jeune client dont le charme ne la laisse pas indifférente.
— Bon appétit, messieurs.
— Merci, belle demoiselle ! répond Paul d’une voix tonitruante.
François s’aperçoit qu’un des couples les dévisage d’un air horrifié. Alors, il entre à son tour dans le jeu.
— T’as raison, mon gars ! Une bonne soupe, un bon pinard, y a pas mieux !
Paul éclate de rire, François le suit.
— Je sens qu’on va passer une très bonne soirée, papa ! ajoute le Petit.
Ils parlent fort, en rajoutent des tonnes. Se marrent comme des gosses.
On n’entend plus les flammes crépiter dans l’âtre ni les mouches imaginaires. On n’entend plus qu’eux. Ils deviennent l’attraction de la soirée. Certains sourient, d’autres affichent leur exaspération face à ces malotrus.
Le père et le fils ? Deux amants ? Deux amis ? Les suppositions muettes vont bon train.
— Ils vont nous foutre dehors ! chuchote Paul.
— Ça, ça m’étonnerait ! J’ai pris la suite la plus chère et payé deux nuits d’avance.
— D’avance ? Pourquoi ?
— Je suis pas un habitué. Et vu le prix, il leur faut une garantie.
— Quels gros connards ! s’écrie Paul. Ils nous prennent pour des Manouches ou quoi ?
Encore des œillades sidérées. La jeune serveuse garde un sérieux à toute épreuve. Mais, même si elle s’efforce de le cacher, elle semble bien s’amuser, elle aussi.
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