À la fin du repas, la salle est désertée, les deux amis échangent leurs impressions.
— T’as vu la gonzesse en robe rouge ? demande Paul avec un sourire gourmand. Celle qui était avec le type beaucoup plus vieux qu’elle…
— La pute ?
— Tu crois ?
— C’est évident…
— Elle est vachement mignonne !
— Elle est payée pour ça.
— Il va pas s’ennuyer, le débris !
— Lui non, mais elle oui ! réplique François.
Paul, bien éméché, laisse libre cours à un nouveau fou rire. La serveuse se présente à leur table.
— Ces messieurs prendront un café ?
— Ces messieurs prendront un cognac ! corrige François.
— Vous voulez être servis ici ?
— Non, ces messieurs vont dans le salon !
S’ils y arrivent, toutefois.
Ils ont trop bu, ont du mal à rallier la grande pièce où a transhumé une partie des autres clients. Ils continuent à effrayer ceux qui ont trouvé refuge ici. Ce jeu leur plaît de plus en plus. La prostituée de luxe est la seule à rire de leurs facéties un peu puériles.
Ils se sont installés face à face, dans de somptueux fauteuils. La petite serveuse dépose les verres de XO sur le guéridon en ajustant un nouveau sourire à l’attention de Paul.
Un sourire sans équivoque.
François se penche vers le gamin.
— On dirait que tu lui plais, à la demoiselle !
— Tu crois ?
— J’en suis certain. Elle te dévore des yeux… Elle est jolie, non ?
— Sans son déguisement, elle doit même être très bonne !
— Tu devrais lui glisser un mot en passant.
— J’oserai jamais !
Cette réaction étonne François. Paul qui n’ose pas quelque chose ? Qui fait son effarouché devant une fille ? Cacherait-il une certaine timidité derrière ses paroles de macho ?
— Ah oui ? À ta place, j’essaierais… T’as la trouille de te prendre un râteau ?
— Un quoi ?
François rigole à nouveau.
— Un râteau ! Qu’elle te dise non, quoi.
— C’est pas ça… Je suis pas dans mon élément, ici ! Je verrai… Pourquoi tu tentes pas ta chance, toi ?
— Mais c’est pas moi qu’elle regarde, c’est toi… Et puis elle est bien trop jeune pour moi.
— T’es bourré de principes !
— Oui, j’ai des principes , comme tu dis… T’as une petite amie ?
— Non, avoue Paul.
— T’as déjà été amoureux d’une fille ?
— Non… Jamais.
— T’es encore jeune, tu as tout le temps.
Toi, tu as le temps. Le mien est compté.
Une peau de chagrin, une parcelle de neige en été.
Presque plus rien.
François s’allonge sur le lit, incroyablement confortable. Il a pourtant l’impression d’être sur une barque à la dérive, malmenée par un océan en furie. Avec la nausée qui va avec. L’alcool et les médicaments ne font décidément pas bon ménage.
Cette chambre ne lui est pas étrangère. Ils sont même intimes, elle et lui. Images lointaines d’un passé enseveli dont il ne reste rien.
Il songe à Cathy. Pourtant, il ne pense pas souvent à elle… Il l’a aimée, il en est sûr. À l’époque de leur rencontre, il en était au début de sa difficile ascension. Bosser, encore et encore. Bosser, toujours.
Cathy nourrissait des désirs simples. Elle ne comprenait pas qu’il consacre sa vie au travail, qu’il fasse passer sa carrière avant sa vie privée. Qu’il rentre tard, renonce à ses jours de congé. Qu’il se fixe de tels objectifs, qu’il veuille entrer dans un monde qui n’était pas le leur.
Cathy voulait des enfants, François a toujours dit non. Il voulait d’abord réussir, le reste était secondaire.
À force de ne pas se comprendre, ils se sont quittés.
Elle n’avait pas assez d’ambition pour lui. Elle était un frein. Alors que Flo…
Florence, sa classe naturelle, ses goûts raffinés, sa culture prodigieuse… Florence, qui représentait tout ce dont il rêvait… Qui lui ouvrait les portes. Qui l’admirait pour sa ténacité, sa volonté, son courage.
Son passé coule doucement dans sa tête. Mais le présent ne tarde pas à le rejoindre.
Son présent, c’est la mort. Celle de Florence et la sienne.
Son présent, c’est cette fuite. Celle-là même qui hante ses nuits. Chaque rêve est une course contre la montre, une chute vertigineuse. Avec comme seul point de repère un jeune gars qui fuit comme lui.
À cet instant, Paul lui manque. Étrange sentiment…
Paul qui s’est attardé en bas, avec la jeune employée. Qui a osé, finalement. Qui a relevé le défi.
Paul qui sera peut-être là jusqu’au dernier instant. La dernière seconde. Qui lui tiendra peut-être la main au moment où…
Pensée rassurante mais pas assez pour trouver le sommeil. D’interminables minutes à essayer de dévisser de la réalité. En vain.
Une pâle lumière inonde la pièce, mais elle n’est pas suffisante. Pas suffisante pour oublier le noir qui le cerne. Le noir qui le grignote déjà.
Ne plus rien voir. Ne plus rien entendre, ne plus rien sentir. Même plus la douleur, le chaud ou le froid. La pluie ou le vent.
Plus aucune émotion, aucun rire, aucune larme.
Oublié, les joies, les souffrances. Les colères, le plaisir.
Oublié, tout ce qui fait qu’on est vivant.
Oublié.
C’est ça, être mort.
Ça qu’il connaîtra bientôt ; bientôt, il ne connaîtra plus rien.
Morceau de chair en décomposition dans un rectangle de bois. C’est ça qu’il sera.
Enterré. Rayé de la carte.
Disparu.
Mort.
François suffoque dans son lit. La peur lui compresse les tempes, lui écrase la poitrine.
Il rouvre les yeux, tente de se raisonner. Ses mains se crispent, ses muscles se tendent.
Frayeur absolue. Panique totale, incontrôlable.
Jusqu’à ce qu’il entende la porte de la suite s’ouvrir, des pas dans le salon.
Paul entre dans la chambre, s’affale sur la banquette en velours.
— François, tu dors ?
— Non, je t’attendais. Alors, ça a marché ?
Dans l’obscurité, il devine le sourire de son jeune acolyte. Tandis que son palpitant se calme, que les tensions s’apaisent doucement. Comme par magie.
— Ouais… Elle a l’air cool, cette fille ! Si on reste un peu ici, je crois que…
— Tant mieux, coupe Davin. Tu ne vas pas dans ta chambre ?
— Je préfère dormir là, si ça ne te dérange pas… Je peux ?
— Comme tu veux… Bonne nuit, Petit.
François se tourne de l’autre côté et s’endort dans la seconde.
« Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
« Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or ! »
Les Fleurs du mal , LXXXV, « L’Horloge »
Rideau de tulle devant les vitres, rideau de pluie derrière.
Il est tôt, Paul dort encore, recroquevillé sur la banquette trop petite pour lui. François ouvre la fenêtre et demeure quelques instants face à l’averse rageuse. Puis il passe dans le salon, branche le chargeur acheté la veille pour y connecter son portable.
Pourtant, au moment d’allumer le téléphone, il hésite.
Il sait qu’il va trouver une messagerie pleine à craquer. Des êtres familiers qui vont l’interpeller, une véritable salve de SOS.
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