— Quelle heure… il est ?
— Huit heures et quelques. Je pense pas que t’as faim, mais…
Non, bien sûr. Ni faim, ni soif. Ni rien.
— J’ai mangé un morceau à la pizzeria en bas et je t’ai pris un sandwich.
François refuse d’un signe de tête, puis referme les yeux, épuisé. Il perçoit que Paul ouvre son sac à dos. Chaque froissement de tissu devient un hurlement strident. Encore heureux, le Petit a eu la bonne idée de ne pas allumer la lumière. Juste la lampe de chevet.
— On va essayer quelque chose pour te soulager, murmure Paul. Ça, je sais que ça va calmer ta douleur.
François rouvre les yeux. Qu’est-ce qui pourrait bien avoir la force de le calmer ? Il distingue une seringue, une aiguille. Paul s’approche avec ça dans la main. Le mourant se contracte encore plus.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— Laisse-moi faire. Tu verras, avec ça, tu iras mieux… N’aie pas peur, c’est pas dangereux ! C’est juste de la morphine.
— Je… J’en ai déjà pris tout à l’heure.
— Ouais, mais là, c’est plus fort. La maxi dose.
— J’veux pas.
— Laisse-moi faire, j’te dis !
— Où t’as eu ça ?
— T’occupe.
Finalement, François abandonne la lutte. Après tout, plus rien n’a d’importance. Il a un léger tressaillement lorsque l’aiguille s’enfonce dans sa chair, sur le haut de son bras. La piqûre n’a pris qu’une seconde.
Mais Davin a soudain la trouille. Il tente de se redresser, grimace de douleur. Le Petit cale un oreiller dans son dos.
— Bouge pas comme ça…
— C’est de la drogue que tu m’as filée, hein ?
— C’est de la morphine, j’te dis… Pour soigner les douleurs.
Il lui colle l’emballage du médicament sous le nez, histoire de le rassurer.
— J’ai mis deux ampoules, ça devrait suffire.
— Deux ? Ça va me tuer !
L’instinct de survie est bien là, intact.
— Mais non ! Fais-moi confiance, sourit Paul.
Tout en parlant, le jeune homme roule quelque chose entre ses doigts.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Ça, c’est pour moi. C’est pas bon de voyager seul, alors je viens avec toi !
François replonge dans le mutisme, ces quelques mots l’ayant épuisé. Les minutes passent dans un silence pénible. Et progressivement, le miracle se produit. Une douce chaleur envahit son corps, son crâne devient moins pesant.
Bientôt, la douleur est terrassée. Repliée sur elle-même, elle n’est plus qu’un lancinant souvenir.
François sourit. Il ouvre les paupières, tombe sur le visage de Paul, allongé sur son lit et qui le regarde.
— C’est passé ?
— Presque… C’est incroyable !
Paul sourit à son tour.
— Tu veux un stick ? J’en ai roulé un pour toi.
— Non… Je ne touche pas à ça.
Le gamin se marre.
— Me dis pas que t’as jamais essayé ?
— Non, jamais…
L’autre rigole de plus belle.
— Tu te fous de moi, hein ? À ton âge, t’as jamais fumé ?
— Non, rétorque Davin, un peu vexé.
— C’est le moment de tester ! Tu vas voir, ça va te faire du bien, ça aussi.
François hésite. La morphine commence à lui soulever la tête. Paul lui tend un nouveau pétard qu’il vient d’allumer.
— Allez, prends-le !
Davin se laisse convaincre, le Petit allume le troisième.
François continue de sourire. Il respire lentement, calmement. Tout son corps, crispé l’instant d’avant, vient de se détendre. Il y aura sans doute une contrepartie à payer. Tant pis. Il aurait vendu son âme au diable pour cesser d’avoir mal.
Soudain plus léger qu’une plume, il s’assoit sur le lit, observe le gamin qui, lui aussi, semble parti ailleurs. Le cannabis trace son chemin jusqu’au cerveau.
— Tu sais, j’ai failli partir, ce matin… Tu dormais encore, j’ai pensé te laisser ici.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as tué le type dans la bagnole, voilà pourquoi !
— Il est mort ?
— Raide mort !
— Merde…
— Et tu m’as menti en plus. Paraît qu’ils ont retrouvé son portefeuille complètement vide, près de la bagnole.
— Ah… Ben, je me suis dit que c’était l’occase… Mais y avait pas grand-chose. À peine trois cents francs ! Vu que je pensais que tu ne reviendrais pas, je me suis dit que ça pourrait me servir.
— Tu me dis la vérité ?
— Quoi, tu penses que j’ai agressé ce type pour me faire du blé ?
— Non.
— Mais si, c’est ça que tu crois ! C’est lui qu’a essayé de me baiser ! Il voulait que je lui laisse mes sacs et mon blouson… Mais je voulais pas le tuer.
La mort de ce type semble à peine le contrarier. Un incident, rien de plus.
— Je voulais pas le tuer, ce sale con ! Je te jure.
Un long silence. Un peu planant. Davin s’est rallongé, il ne tient même plus assis. Il essaie d’imaginer les derniers instants de Florence, la manière dont elle a mis fin à ses jours. Dans le salon, qu’elle aimait tant ? Dans leur chambre ?
— Je comprends pas pour Flo… On n’a jamais eu de somnifères à la maison. J’en prenais pas, elle non plus.
— Elle les a sans doute achetés exprès.
Le tromper ainsi est une souffrance. Mais Paul ne peut faire autrement. Il ajoute aussitôt :
— Comment ça se fait qu’ils parlent d’elle dans le journal ? On parle pas des suicides, d’habitude.
— C’est parce qu’elle est un peu connue. Était un peu connue.
— Pour son boulot ?
— Oui.
— T’as plus mal à la tête ?
— Non, j’ai plus mal… Mais je me sens bizarre !
En lévitation. Plus de tumeur au cerveau. Plus de je vais mourir . Plus de cadavres semés sur sa route. Et pourtant, l’impression de se tenir les deux pieds au bord d’un précipice sans fond.
— Faut penser à des trucs sympas… À un truc agréable.
Davin se concentre pour trouver un bon souvenir, une douceur surgie du passé.
— Alors, à quoi tu penses ? vérifie Paul.
— À Claire, avoue François avec une sorte de contrition.
— C’était si bien que ça avec elle ?
— Ouais…
— Alors pense à Claire.
— Et toi ? Tu penses à quoi ? demande François. Ou à qui ?
— À ma mère.
— Où est-elle ?
— Au paradis, j’espère…
Il me semble parfois que mon sang coule à flots,
Ainsi qu’une fontaine aux rythmiques sanglots.
Je l’entends bien qui coule avec un long murmure,
Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.
Les Fleurs du mal , CXIII, « La Fontaine de sang »
— Ta mère est morte il y a longtemps ?
— Sept ans… Bientôt huit.
Rapide calcul mental. Paul a été orphelin de mère à onze ou douze ans.
François se juge maladroit, hésite sur le choix des mots. Finalement, il n’ajoute rien. Le Petit s’est replié sur ce qui ressemble à une blessure ancienne, le silence semble s’imposer de lui-même.
Appuyés au rebord de fenêtre, ils savourent leur première cigarette de la journée. Oubliée, la règle des huit par jour ! De toute façon, Davin ne risque plus le cancer du poumon. Il n’aura pas assez de temps pour ça.
Physiquement, il se sent plutôt bien, mis à part les nausées. Effet secondaire de la morphine, bien sûr. Le fameux prix à payer. Assez maigre, en définitive.
Il s’est levé le premier, bien avant le soleil. Il lui a fallu du temps pour recouvrer ses esprits.
Ce matin, il a eu peur. Que le mal ne le reprenne au saut du lit. Qu’il l’attende, embusqué dans la lumière grise de cette chambre devenue un peu trop personnelle. Mais pas la moindre souffrance dans son crâne ; calme plat après la tempête.
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