Davin laisse de côté les infos locales pour s’attaquer au quotidien national en essayant d’oublier M. Rivault.
Au fil des pages, il réalise à quel point il est déconnecté du monde. Il n’est plus au courant de rien, lui qui était toujours le premier à tout savoir… Ce qui se passe dans ce monde lui est désormais étranger. Comme si déjà, il n’en faisait plus partie.
Il sirote son deuxième café, tout en continuant à tourner les pages. Soudain, il lâche sa tasse qui se brise à ses pieds. Il reste pétrifié quelques secondes avant de tomber à son tour, inconscient sur le carrelage dur et froid.
* * *
Paul se réveille en sursaut lorsque la porte de la chambre grince de façon lugubre. Il se redresse prestement et voit un zombie s’avancer vers lui.
— Où t’étais ? T’as une drôle de tête !
François, méconnaissable, s’effondre sur son plumard défait. Les yeux gonflés, cernés, les lèvres tremblantes, le teint neigeux. Un hématome sur la joue, à peine visible pour le moment, mais qui promet de lui dévorer sous peu la moitié du visage.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
François le dévisage avec des yeux de malheur. Soudain, il se rue jusqu’aux toilettes, heurtant violemment la petite table au passage.
— Super, soupire Paul. Voilà une journée qui démarre d’enfer !
Il se rend au chevet du malade. François a eu le temps de tirer la porte derrière lui, le jeune homme préfère ne pas entrer.
— T’as besoin de moi ?
Pas de réponse. Seulement une respiration hachée, un corps qui hurle sa souffrance. Le gamin abandonne, retourne sur son pieu, allume sa première cigarette. Il observe la pluie qui bat les toits.
— Pleut tout le temps dans ce pays de merde ! marmonne-t-il.
Il termine sa clope lorsque François revient dans la chambre, encore plus pâle que l’instant d’avant.
— C’est ton mal de tête ?
— Oui…
Il se pose sur son lit, les yeux rivés au mur, incapable d’exprimer par des mots ce qu’il endure. Le Petit vient s’asseoir à côté de lui, enroule un bras autour de ses épaules. Un geste amical, rassurant.
Un geste inédit, entre eux.
— Tu veux pas me dire ?
— Elle est morte…
— Morte ?
— Elle est morte !
François se met à pleurer, se dégage pour tourner le dos à son compagnon. Paul ne saisit pas bien. Il pense immanquablement à Cerise.
— Tu sais, je voulais pas la tuer ! Mais c’est sans doute pas moi…
— Les journaux disent qu’on l’a retrouvée hier, à la maison.
Paul fronce les sourcils.
— Mais de qui tu parles ?
— Florence ! gémit François du fin fond de son désespoir. Florence est morte !
Il ne peut continuer, étranglé par ses sanglots. Paul doit patiemment attendre ses explications.
— Elle s’est suicidée ! ajoute-t-il enfin.
— Merde…
Paul vient de réaliser. Que Florence ne s’est pas suicidée.
Enfin, il comprend comment les frères Pelizzari l’ont retrouvé. Tout devient clair, ou presque. Dans ce raisonnement, il a presque oublié le chagrin de François. Il repose une main sur son épaule, serre sa poigne, un peu fort. Lui avouer la vérité maintenant conduirait à se faire haïr. Florence est morte à cause de lui, assassinée par des hommes qui ne veulent qu’une chose : récupérer le précieux chargement que Paul transporte dans son sac. Pour éviter de mourir à leur tour… Au fil des minutes, François arrête de pleurer. Il s’est allongé, laisse son regard divaguer sur le plafond blanc, marqué de profondes cicatrices ; peinture craquelée qui n’est pas sans rappeler l’intérieur de son crâne.
Tout part en lambeaux, tout risque de céder.
— Calme-toi, murmure Paul. Calme-toi…
— Elle… elle a avalé des somnifères, continue François. Elle est morte par ma faute. Elle n’a pas supporté que je la quitte !
— T’en sais rien. Ce n’est peut-être pas ça… C’est trop tôt pour savoir.
— Mais si ! C’est à cause de moi, je ne suis qu’un salaud !
— Ne dis pas ça, merde ! T’en sais rien de ce qui s’est passé.
Non, il n’en sait rien. Englué dans sa peine, enfermé dans son malheur, il ne voit pas la réalité en face. D’ailleurs, il ne voit plus rien du tout. Son mal en profite pour reprendre le dessus, s’immisçant par la brèche, profitant lâchement de sa faiblesse. D’un seul coup, il explose à l’intérieur de son crâne, irradiant chaque parcelle de son corps tel un gigantesque incendie.
* * *
Paul tourne en rond dans la chambre. Des heures d’oisiveté qui le rendent dingue. Un animal pris au piège, un fauve encagé.
— Arrête ! implore Davin d’une voix à peine audible. Tu me donnes envie de gerber…
Le gamin soupire et vient s’asseoir à côté du lit où François gît, recroquevillé sur sa douleur. Les antalgiques sont de moins en moins efficaces, la crise qui dure depuis ce matin refuse de céder à la chimie. Paul voudrait reprendre la route, ne souhaitant pas stagner trop longtemps au même endroit. Mais François est bien incapable de se lever. Même cligner des yeux lui est difficile.
— Tu veux boire ? propose le jeune homme.
François a juste la force de hocher le menton, son ami lui apporte un verre d’eau.
— Tu peux me laisser si tu veux, chuchote Davin.
Il parle si doucement que Paul doit tendre l’oreille pour comprendre. Le son de sa propre voix est insupportable au milieu de ce chaos.
— Ça va pas mieux ?
— Non… Mais vas-y, laisse-moi, va te balader… Je vais essayer de dormir.
Paul ne se fait pas prier longtemps. Mais en enfilant son blouson, il a un dernier sursaut de culpabilité.
— T’es sûr que tu veux pas que je reste ?
— Oui, t’en fais pas… Prends la bagnole.
— OK… Je serai de retour très vite, promis.
Il empoche les clefs de la berline et s’éclipse, fermant le verrou de l’extérieur. François l’écoute tandis qu’il s’éloigne dans le couloir, le moindre bruit prenant des proportions démesurées. Alors, il peut se remettre à pleurer Florence, la tête enfouie dans l’oreiller. Sa tête si lourde, telle une enclume ; sa tête, transformée en champ de bataille.
Flo, pourquoi je t’ai fait ça ? Pourquoi je t’ai rejetée ? Pourquoi je t’ai tuée ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Putain de tumeur ! Putain de tumeur…
Il a perdu la notion du temps qui semble s’être arrêté. Les secondes durent de longues minutes, les heures prennent un goût d’éternité. Un goût d’enfer. Des lames de rasoir entaillent son cerveau, sa tête gonfle, ses paupières sont affreusement douloureuses. Chaque battement de cil est une épreuve. Il voudrait que tout finisse, que tout s’arrête.
Cesser d’avoir mal.
Je vais mourir.
Je voudrais mourir maintenant.
* * *
Lorsqu’il entend la porte s’ouvrir, Davin est étonné. Se forçant à rouvrir les yeux, il découvre qu’il fait nuit et distingue une silhouette dans l’obscurité. Pourvu que ce soit Paul et pas…
— Salut.
Cette voix familière le rassure. Il n’a pas vu passer les heures. Il lui semble que le Petit vient juste de partir. Ou qu’il a disparu depuis des jours. Il ne saurait le dire.
— Ça ne va pas mieux ?
— Non…
Même les mots lui font mal. Bouger les mâchoires lui est insupportable. Combien de temps ce supplice va-t-il durer ?
On dirait que la mort de Florence a déchaîné le mal. Cette mort que François porte sur ses épaules douloureuses. Ça tourne en boucle dans son crâne ; images effroyables au milieu d’un silence inhumain.
Paul le considère d’un air désolé.
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