Un retour en arrière irraisonné, l’esprit qui se vide, comme aspiré par le néant. Propulsé par une force inconnue, il ne peut s’en empêcher.
Il doit le rejoindre.
Même si c’est un délinquant, un trafiquant.
Un tueur.
En arrivant à l’endroit où il a laissé le Petit, François ne trouve qu’un cruel souvenir.
Bien sûr. Il ne l’a pas attendu ici, il s’est envolé.
Davin hésite un instant et part vers la droite. Une chance sur deux.
La pluie se met à tomber, légère et aérienne. Presque neigeuse.
François scrute désespérément les accotements, y espérant une silhouette familière. Des kilomètres d’un désert verdoyant, au rythme régulier des essuie-glaces. Jusqu’à ce qu’il débarque dans un petit village dont il ne relève même pas le nom. L’averse s’est calmée, les balais cessent leur danse infernale.
Je ne le retrouverai jamais, songe Davin en roulant au pas dans la rue principale. Pourtant, il a un drôle de pressentiment, une étrange sensation. Il se sent proche, tout proche de lui. Comme s’il pouvait deviner sa présence.
C’est alors que le miracle se produit ; il le voit sortir d’un café. Le col de son blouson remonté, les mains calées au fond de ses poches. La démarche souple, rapide. Son inséparable sac sur le dos, un autre à la main, qui contient les affaires achetées au centre commercial. C’est bien lui, c’est bien le Petit. Cette vision offre à François une joie inattendue, toute simple. Celle de le revoir.
Il m’a manqué, putain…
Il immobilise la BM, couve des yeux la forme qui s’éloigne.
Il va m’envoyer sur les roses. Sûr… Il ne va pas vouloir continuer la route avec moi.
Il hésite de longues secondes et Paul disparaît à l’angle de la rue.
Un coup de klaxon sort brutalement François de sa contemplation.
— Tu roupilles ou quoi ? beugle un homme en sortant la tête par la vitre de son Express.
François passe la première, repart droit devant. À la sortie du patelin, il aperçoit encore Paul qui marche le long de la chaussée, espérant sans doute une voiture.
Il pourrait accélérer mais ne le fait pas. C’est pourtant facile ; il suffit de le rattraper, de baisser la vitre et de lui dire de monter. Il suffit de lui expliquer que…
L’autochtone s’impatiente, double la BM mais s’arrête à hauteur de François. Pas pour l’insulter, non. Il se contente de le fixer. Un regard et un sourire effrayants… Un visage de serial killer en puissance. Ou à la retraite.
Davin perd son calme.
— Tu veux ma photo, pauvre con ?
L’autre passe enfin son chemin. François respire mieux, tout à coup. Il se concentre à nouveau sur Paul, sur ce qu’il va lui dire…
Paul qui avance toujours, s’évanouissant peu à peu dans la brume tenace. Mais François a encore le temps de voir l’Express s’arrêter à hauteur du jeune homme.
— Et merde !
Il observe, impuissant, son ami qui grimpe dans la guimbarde blanche. Trop tard, il est parti avec le taré du village.
Alors, François les prend en chasse, en gardant ses distances. Sans trop savoir pourquoi.
Pour ne pas perdre de vue cet étrange repère. Peut-être aussi parce qu’il ne sait plus très bien où aller.
L’Express semble moins pressé d’arriver à destination, désormais ; son conducteur a trouvé quelqu’un à qui parler… Davin imagine Paul donnant le change, souriant, heureux d’avoir un nouveau chauffeur.
— Gros con, grogne-t-il. Si tu savais à qui tu as à faire !
Sa voix est teintée de dépit et même d’un soupçon de jalousie…
Continuant sa curieuse filature, il reste loin derrière la vieille voiture blanche, comme s’il avait peur de se faire repérer. Comme s’il craignait que Paul ne découvrît son manège. Pourtant, il a juste changé d’avis, pas de quoi avoir honte.
Mais peut-être est-ce simplement dur d’accepter l’idée qu’il a besoin du Petit, besoin d’un jeune homme paumé, mal barré. D’un voleur doublé d’un meurtrier.
Dur d’accepter qu’il n’a plus la force de finir seul cet ultime voyage.
L’Express avale les virages, les lignes droites ; la BMW suit sans problème. Le ciel recommence à pleurer, les essuie-glaces reprennent leur train d’enfer.
François ira où Paul ira.
Et nulle part ailleurs.
Parce que Paul peut encore avoir besoin de lui. Ou l’inverse, il ne sait plus très bien.
Le tout étant de ne pas les perdre de vue.
Un quart d’heure plus tard, la voiture blanche change brutalement d’itinéraire. Elle bifurque à droite pour s’engager sur un chemin de terre, s’enfonçant dans une forêt inhospitalière.
François ralentit à son tour. Il hésite ; sur cette piste, il a toutes les chances de se faire démasquer.
Mais pourquoi ce dingue l’emmène-t-il par là ? Pourquoi quitte-t-il la route ? Et s’il voulait lui faire du mal ? Quelle drôle d’idée… Paul n’est pas une jeune fille sans défense. C’est un mec armé d’un calibre !
Alors pourquoi François a-t-il si peur pour lui ? Comme un père aurait peur pour son enfant… Il est désormais habité par un nouveau pressentiment. Mauvais cette fois.
Alors, après quelques minutes, François s’engage à son tour sur la sente chaotique. Les roues de sa berline plongent dans les ornières boueuses, la forêt devient de plus en plus sombre.
Davin ne tarde pas à apercevoir l’arrière de l’Express, garé sur le bas-côté. Il freine à bonne distance, coupe le moteur. De son poste d’observation, il ne peut voir s’ils sont encore dans la voiture. Il inspire profondément, les mains posées sur le volant.
Qu’est-ce que je fous là ?
Il descend et ferme discrètement la portière. Planqué derrière les arbres, il amorce une lente approche, à pas de Sioux… Il frissonne, à cause du froid et d’une angoisse malsaine.
Ce foutu mauvais pressentiment.
En arrivant derrière l’Express, il remarque que le conducteur est encore assis au volant. Mais il ne distingue plus la silhouette de Paul.
Parti pisser un coup ? Ridicule ! On fait pas cinq cents mètres de piste pour aller pisser !
— Mais où il est passé, ce petit con ? murmure l’avocat.
Il avance encore, serrant dans sa main droite une pierre ramassée sur le chemin, plié en deux pour ne pas être vu. Il se colle contre la carrosserie sale de l’utilitaire. Encore un pas…
Il reste figé. Bouche entrouverte, il oublie de respirer. Sa main lâche le gros caillou qui tombe avec un bruit lourd sur le sol détrempé. Il fait quelques pas en arrière, au ralenti, avant de tourner brusquement les talons et de cavaler à toute vitesse sur le sentier bourbeux. Son pied bute sur une racine saillante, il s’étale de tout son long, s’écorchant copieusement la paume des mains. Il reprend aussitôt sa course effrénée, comme si les tueurs en noir le poursuivaient. Enfin, la calandre de la BM apparaît dans le brouillard. Rassurante.
François, exténué, recouvre son souffle, tout en cherchant les clefs au fond de la poche de son jean. Soudain, une main posée sur son épaule lui arrache un cri de terreur.
— C’est moi… N’aie pas peur.
François, yeux exorbités, dévisage le Petit, inhabituellement blême.
— Tu m’as pas laissé tomber, c’est cool.
Paul a un léger sourire, une drôle d’émotion au fond des yeux.
François constate alors qu’il porte une estafilade dans le cou, sur laquelle il presse un mouchoir en papier.
— T’es blessé ?
— C’est rien. Toi aussi, on dirait… Tes mains saignent !
— Je suis tombé. Mais… qu’est-ce qui s’est passé ?
— On se tire, je te raconterai dans la bagnole !
Читать дальше