Au-delà de toutes ces interrogations, il ne regrette pas d’avoir retrouvé Paul. Sans trop se l’expliquer, cette présence le rassure. Tel un jalon dans cet étrange voyage à la destination déjà connue mais tellement effrayante. Peut-être aussi a-t-il envie de lui venir en aide. Même s’il condamne ses actes, il ne peut museler ce drôle de sentiment qui commence à les unir.
En fait, d’aussi loin qu’il se souvienne, il ne retrouve pas d’amitié authentique dans sa vie. Il réalise soudain que ses amis d’ avant n’ont pas réellement compté. Qu’a-t-il partagé avec ces gens-là ? Soirées, sorties futiles, discussions snobs sans grand intérêt. Séjours au ski, virées en bateau, restos hors de prix. Rien de vrai, rien de sincère. Ou si peu. Pourquoi n’a-t-il jamais eu d’ami, de véritable ami ? Un sur qui compter, quelle que soit la situation. Un ami qu’il aurait pu immédiatement appeler après son rendez-vous à l’hosto…
Non, un ami comme ça, il n’en a pas.
La preuve, il est parti seul, n’a pas su vers qui se tourner.
Avec Paul, il a ouvert les yeux sur un autre univers, ignoré jusqu’alors. Volontairement ignoré.
Il a envie de se confier à lui comme s’il pouvait comprendre mieux que quiconque son calvaire. Surprenant de penser cela d’un inconnu déjanté…
Mais est-ce vraiment de l’amitié ? Il a parfois l’impression que le Petit le regarde comme un père… Et que lui se comporte comme tel. Au crépuscule de sa vie, a-t-il besoin de s’imaginer une descendance ?
Brusquement, Paul se met à remuer. Il s’agite dans son sommeil de plomb, murmure des mots que François ne saisit pas. On dirait presque qu’il parle une langue étrangère. Et d’un seul coup, il hurle.
— Nu ! Nu !
Nous ? s’interroge François. Nous quoi ?… Nous qui ?… Puis le Petit s’apaise, se recroqueville, retourne dans un calme apparent. Un cauchemar, sans doute.
Dans quelques heures, ils reprendront la route. Pour aller où ? Davin l’ignore. À la rigueur, il préfère ne pas savoir. Le hasard dictera sa loi, une fois de plus.
Il est douché, habillé. Il s’ennuie. Sur un morceau de papier, il griffonne quelques mots.
Je te laisse dormir, je vais faire un tour en ville. François.
Il enfile un pull sous son blouson avant de quitter la chambre.
Sans doute est-ce la pluie, mais Barcelonnette semble encore engourdie. Quelques personnes se pressent pourtant sur ses trottoirs glissants, gagnant sûrement leur lieu de travail. François marche lentement au gré des ruelles pavées ; il pense soudain à son cabinet, à ses associés et ses employés. Ils doivent se poser tant de questions sur sa disparition… Cette désertion aussi soudaine qu’inattendue. Les interrogations doivent aller bon train, les ragots les plus fous parcourir les couloirs ! Il imagine les dossiers entassés sur son bureau, les piles qui grandissent à vue d’œil. Car ils n’ont pas pu le remplacer, impossible ! Ils attendent fiévreusement son retour, tentant de s’organiser au mieux. Cette idée le rassure, il préfère ne pas envisager une autre hypothèse… Se figurer qu’on est irremplaçable aide à accepter qu’on soit mortel.
Simple mortel.
Au guichet d’une agence bancaire, il retire une forte somme en liquide. Le Petit lui a bien précisé qu’après ce qui s’est passé au gîte, il ne faudrait plus utiliser sa carte bleue, qui rend trop facile leur localisation par la police ou la gendarmerie.
Le retrait sera repéré, lui aussi, mais de toute façon ils quitteront cette ville dans quelques heures et ensuite, les forces de l’ordre perdront leur trace.
Dans un kiosque, il achète deux journaux, un local et un national, puis choisit un petit bar où quelques piliers ont déjà fait l’ouverture à coups de blanc ou de rhum. Il s’installe à une table loin du comptoir et attend sagement que le patron daigne s’occuper de lui. Aux murs, des trophées de chasse hideux, têtes empaillées au regard de résine, au pelage poussiéreux et mité. Comment peut-on accrocher des horreurs pareilles en guise de décoration ?
Les habitués le dévisagent du coin de l’œil, surpris par sa présence en ces lieux. Pourtant, François n’est pas mal à l’aise. Encore quelque chose qu’il n’aurait pas fait avant… Un endroit qu’il aurait évité, même pour acheter ses cigarettes. Un de ces endroits bien trop laids pour y afficher son image parfaite. Mais ce matin, il se sent bien ici.
Le patron lui apporte son café crème, il allume une Royale avant de se plonger dans le quotidien local. Des jours qu’il n’a pas lu un canard ! Bien sûr, il cherche l’article qui, immanquablement, relatera la fusillade du gîte. D’ailleurs, cette information fait la une. Avec, à l’appui, une photographie en couleur de l’établissement si tranquille, devenu la veille le théâtre d’une tragédie. Il inspire profondément, passe en page 2 pour lire le papier complet consacré au drame. D’emblée, quelque chose le choque ; le journaliste évoque le meurtre inexpliqué de Mme Arlanc mais ne mentionne nulle part la mort du chauffeur de la Mercedes.
Un seul cadavre.
Quant aux deux hommes enfermés dans la chambre, aucune trace d’eux non plus. Les trafiquants ont sans doute eu le temps de s’échapper avant l’arrivée des forces de l’ordre, emportant avec eux le corps de leur défunt complice. Le journal précise bien qu’aucune piste n’est pour le moment suivie ou privilégiée par les enquêteurs, en l’occurrence une brigade de gendarmerie locale. Mais de toute façon, si piste il y a, elle n’apparaîtra évidemment pas dans le journal.
Davin est bêtement rassuré : l’article ne mentionne ni son nom ni celui de Paul… Quel est son nom, au fait ? Il réalise qu’il ne le connaît même pas !
Il continue à feuilleter la rubrique faits divers et, tout à coup, son cœur s’emballe. Un homme retrouvé assassiné dans sa voiture sur un chemin forestier … Ses mains se crispent sur la feuille, sa vue se trouble. Il s’évertue à dissimuler son malaise intense, trouve le courage de lire la suite. Pas de doute, le type de l’Express a bien succombé à plusieurs coups violents portés sur le crâne. M. Rivault, retraité de l’armée vivant dans ce patelin perdu, a trouvé la mort dans des circonstances encore mystérieuses. Car là non plus, aucune piste. Le mobile du crime semble être le vol, son portefeuille ayant été vidé de son contenu avant d’être abandonné dans le sous-bois.
Des bulles de colère lui montent à la tête… Ce petit salaud lui a piqué son fric ! Et si ?… S’il m’avait menti, une fois encore ? Si c’était lui qui avait attiré l’innocent M. Rivault sur cette piste pour lui taxer son argent et le tuer ? Non, impossible, le Petit n’aurait jamais fait une chose pareille… Sinon, j’aurais subi le même sort.
François commande un deuxième café. Noir, cette fois.
Ce gosse sème la mort derrière lui ! Mais Paul n’a fait que se défendre. La blessure sur son cou, je l’ai vue. Elle est bien réelle. Il n’a pas voulu le tuer, a juste frappé un peu trop fort. Il n’est pas coupable, plutôt victime.
Pourtant, François ne sait plus vraiment quoi penser. En cet instant, il songe même à fuir comme un voleur. Récupérer la BM, partir le plus loin possible. Sans dire au revoir ni donner la moindre explication. Sans même retourner dans la chambre s’il le faut.
L’instant d’après, il se ravise. Il a déjà essayé d’abandonner le môme, n’a pas réussi. Il n’en a pas envie, tout simplement. L’idée de trancher ce lien l’effraie, lui fait mal. Même si ce serait la meilleure chose à envisager. La plus sage en tout cas.
Mais sage, il ne l’est plus. Fini, le François raisonnable, dans sa petite vie bourgeoise et bien rangée.
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