— Y a pas de sots métiers !
— Je suis d’accord avec vous, acquiesça le capitaine avec un sourire narquois. Mais depuis trois ans, vous ne vendez plus rien du tout ; vous êtes au chômage ! Et votre femme vous a plaqué. C’est bien ça, monsieur Zamikellian ?
Il ne répondit pas, baissant les yeux.
— Répondez ! ordonna le capitaine. Votre femme s’est tirée avec votre fils, c’est bien ça ?
— Oui, c’est ça ! Mais j’ai déjà répondu à ces questions !
— C’est dur à vivre, non ?
— Évidemment que c’est dur !
Esposito ressentit un pincement au cœur. Oh oui, c’est dur ! Ça peut même rendre fou. Il sortit les lettres de son tiroir et les lui brandit sous le nez.
— Vous reconnaissez ces lettres ?
— Non ! Jamais vues !
— Nous les avons saisies chez une jeune femme dont vous êtes amoureux…
— Amoureux ? D’une jeune femme ? Mais c’est du délire !
— Allons, monsieur Zamikellian ! Elle est bien mignonne, la petite Jeanne ! ricana Lepage. Pas vraiment mon genre, mais elle est mignonne ! Vous rêviez de vous consoler du départ de votre femme dans ses bras, c’est ça ?
— Mais je ne connais pas de Jeanne ! Allez-vous enfin m’expliquer ce qu’il se passe ?
— C’est simple, dit Esposito en se levant. Vous avez tué six personnes et vous allez finir votre pauvre vie en prison… Alors, au moins, dites-nous pourquoi vous les avez tuées !
— Mais c’est faux ! hurla le prévenu en bondissant de sa chaise. J’ai tué personne, moi ! C’est une erreur judiciaire !
Lepage le rassit de force.
Esposito le nargua d’un sourire.
— Ce n’est pas encore une erreur judiciaire, monsieur ! Pour le moment, ça ne peut être qu’une erreur policière !
— Je veux voir un avocat !
Classique. Ils disent toujours ça lorsqu’ils sont à court de mensonges.
— Bientôt, monsieur Zamikellian. Vous le verrez bientôt. Comme le juge, d’ailleurs… Expliquez-moi donc ce que vous veniez faire chez monsieur Aparadès à minuit… Et, pendant que vous y êtes, expliquez-moi aussi d’où vient le rasoir que nous avons trouvé dans votre voiture… Rasoir avec lequel vous avez égorgé vos victimes, je présume…
— Mais j’ai jamais vu ce rasoir de ma vie ! s’écria le suspect avec désespoir. Je l’ai jamais vu !
— C’est évident, quelqu’un l’aura mis dans votre voiture… C’est ça ?
— Mais oui, c’est ça !
Esposito se rua soudain sur lui et le souleva de sa chaise en l’empoignant par le col de sa chemise. Il le décolla du sol et le plaqua violemment contre la cloison qui trembla sous le choc.
— Arrête de te foutre de notre gueule, connard !
Zamikellian écarquillait les yeux, n’essayant même pas de se dégager. Il cherchait seulement à respirer. Alors, Esposito le ramena sur sa chaise et se planta face à lui.
— Tu préfères qu’on t’appelle Elicius, c’est ça ?
— Je comprends rien ! gémit le prévenu. Je comprends rien du tout à ce que vous me dites… C’est dingue ! Complètement dingue…
— C’est toi, le dingue ! balança Lepage avec un rire sardonique.
Esposito ouvrit la fenêtre de son bureau et respira le calme.
La pluie continuait à tomber, sans relâche, refermant patiemment les blessures de la canicule. Le jour n’allait pas tarder à se lever et la grande cité semblait comme soulagée. En sécurité.
Le capitaine se retourna face à Zamikellian et tenta d’accrocher son regard. Pas de défi dans ces yeux. Juste de la peur. Il l’avait imaginé autrement. Plus grand, plus fort.
— Bon, reprenons, dit-il. Vous étiez bien étudiant à l’ESCOM entre 1988 et 1990 ?
— Oui. Mais putain, je vous l’ai déjà dit !
— En fait, Elicius, vous leur en vouliez d’avoir réussi là où vous avez échoué. C’est bien ça ?
Encore et toujours ce drôle de regard craintif et fuyant. On dirait presque qu’il ne comprend rien à ce que je lui raconte. C’est un sacré comédien. Mais on ne me la fait pas ! Les mêmes questions, encore et encore. Les mêmes réponses, hésitantes. Des contradictions qui finiraient par aboutir à la vérité. Aux aveux. Alterner les coups de gueule, les menaces et le calme. Voilà le secret pour les faire passer à table.
— C’est parce que vous connaissiez bien Aparadès que vous l’avez gardé pour la fin ?
— Mais quelle fin ? Quelle fin !
— Arrêtez de mentir, Zamikellian. Arrêtez d’aggraver votre cas…
Ne pas penser au sommeil, ni à la fatigue qui envahit chaque parcelle du corps. Comme une gangrène. Lui aussi est épuisé. Ses alibis ? Je vais les faire tomber. Ils n’ont aucune valeur. Le faire craquer. Même s’il est résistant. Je le serai plus que lui.
Mercredi 10 juin.
Le TER avançait vite, ce matin. A moins que ce ne soit la peur d’arriver au commissariat. La peur de savoir, de connaître la fin de l’histoire. De voir le visage d’Elicius, de croiser son regard. Ou d’apprendre sa mort.
La pluie s’était enfin arrêtée. Mais pas les larmes de Jeanne. Elle les cachait derrière ses lunettes teintées… Tant de choses à pleurer. A regretter. Mal à en mourir.
Tu as sauvé quelqu’un, Jeanne ! Souviens-toi de cela… Mais j’ai tué quelqu’un !
Combien de temps allait durer cette torture ? Combien de temps ?
Arrête de penser à lui, Jeanne ! C’est terminé. D’ailleurs, tu ne l’as jamais vu ! Tu ne sais même pas à quoi il ressemble ! Il est peut-être laid ou défiguré !… Drôles d’arguments, ceux de l’autre. Pas de quoi la consoler.
Saint-Charles se profila à l’horizon. Le soleil avait repris ses droits, un fort mistral l’ayant poussé jusqu’à Marseille. Il faisait presque froid et Jeanne frissonna en posant le pied sur le quai. Elle se retourna vers le train, le contempla quelques instants. Pas de fuite vers le métro, ce matin. Tant pis si j’arrive en retard. C’est sans importance. Plus rien n’est important. Il n’y aura pas de lettre, ce soir. Le train sera vide, désert, stérile. Comme mon cœur. Comme moi.
Elle s’avança d’un pas lent vers la gare et entra sous la verrière. En se retournant une dernière fois, elle aperçut un homme, debout près des voies. Il la regardait. Il était trop loin pour qu’elle puisse le distinguer avec précision, mais sa silhouette lui était étrangement familière ; un habitué de cette station, sans doute… Est-ce que mon sac est bien fermé ? Oui, il est fermé.
Elle repartit en direction de la salle des Pas Perdus, se retourna encore. Pour voir s’il l’observait toujours. Mais il n’était plus là. Disparu, évaporé. Emporté par le mistral. En plus, j’ai des visions. Ça s’arrange pas, ma pauvre Jeanne.
Esposito entra dans le bureau, salua les secrétaires et s’arrêta en face de Jeanne, pétrifiée sur sa chaise.
— Je vous offre un café ?
Ce n’était pas une charmante invitation. Plutôt un ton autoritaire qui ne souffrait aucun refus.
Jeanne, lentement, le suivit jusque dans le couloir sous le regard curieux des autres filles. Dès que la porte refermée les protégea de l’indiscrétion, le capitaine pivota vers Jeanne et resta silencieux un court instant.
— Comment ça — va ? demanda-t-il.
— Ça va… Vous… Vous l’avez arrêté ?
— Oui. Il est ici depuis cette nuit. On l’a chopé devant la maison d’Aparadès à minuit et on a trouvé l’arme des crimes dans sa voiture… On a aussi saisi chez lui le papier à lettres et le stylo avec lesquels il vous écrivait…
Le sang qui se glace, l’estomac qui se tord. Jeanne hésitait entre le soulagement, la peine et la peur.
— Nous allons le placer en salle d’identification et vous allez nous dire si vous le reconnaissez…
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