Ici, on aime lézarder au soleil avant de retourner s’enfermer dans l’ambiance climatisée d’un bureau. Ici, on vit dehors, au grand jour. Même la nuit. Ici, on parle fort, pour avoir le dernier mot sur le mistral, sans doute. Ici, on rit fort, avec des gestes démesurés. On revendique son accent comme une marque de fabrique. Ici, on est dans le sud et ça s’entend.
Jeanne aurait volontiers bu un café, elle aussi. Mais se mêler à la foule, elle n’avait jamais su. Même si c’est le meilleur moyen de passer inaperçue. Comment affronter tous ces regards ennemis, blessants ? Comme s’ils pouvaient voir à l’intérieur. Est-ce que mon sac est bien fermé ? Oui, il est bien fermé. Ça ne suffit pas à me rassurer. Rien ne peut me rassurer. Il n’y avait que Michel qui savait. Une seule parole suffisait à me réconforter. A m’arracher un sourire. Un rire, même.
Depuis quand je n’ai pas ri ? Depuis qu’il est parti. Un jour glacial. Un jour de février.
Esposito se planta face à Solenn qui téléphonait à son petit copain. Le veinard. Elle bredouilla quelques mots, « oui, moi aussi, faut que je te laisse », puis elle raccrocha et regarda son patron avec un petit air docile. Un truc imparable.
— Je voudrais que vous me fassiez une recherche, dit-il.
— Oui, bien sûr…
— Je voudrais que vous me trouviez tout ce que pouvez sur Jeanne…
— Jeanne ? La secrétaire ?
— Exactement.
— Mais pourquoi ?
— Et pourquoi pas ?
— Tout de suite, patron…
— Et vous seriez gentille d’aller m’acheter un paquet de cigarettes…
— Oui, pas de problème…
Il repartit vers son bureau et Solenn l’interpella.
— Capitaine !
— Oui ?
— Qu’est-ce que vous voulez savoir sur elle, exactement ?
— Tout. Sa vie, son passé. Tout. Interrogez sa mère, ses voisins, ses proches. Trouvez son dossier administratif, scolaire et tout le reste.
— Mais… Qu’est-ce que je vais inventer pour mener cette enquête ?
— Je vous rappelle qu’elle va être inculpée d’obstruction à la justice, lieutenant. Ça devrait suffire comme prétexte, non ?
— Oui.
— Pour sa mère et ses proches, vous n’avez qu’à invoquer une enquête de moralité du fait de son appartenance à la police. Ça marche toujours, ce genre de truc…
— D’accord, patron. Mais ça m’étonnerait que je trouve quelque chose d’intéressant…
— Ne discutez pas, lieutenant !
— Bien patron. Je ne discute pas !
Encore son petit air soumis avec, en prime, un sourire insolent. Il regagna son bureau, fermant la porte derrière lui. Retour dans le huis clos. Depuis ce matin, la confrontation. Il résistait encore. Pourtant, Lepage et Esposito faisaient tout pour le faire craquer. Même la chaleur était de la partie, rendant ce moment plus difficile encore. Une chaise en bois, dure et inconfortable. Pas un gobelet d’eau. Les poignets menottés. Mais il résistait…
Un dur à cuire, cet Elicius.
— Reprenons, dit le capitaine en allumant la dernière cigarette de son paquet…
— Je pourrais avoir un verre d’eau ? demanda Zamikellian.
— Racontez-moi donc ce que vous veniez faire chez Emmanuel Aparadès à minuit…
Le suspect soupira et secoua la tête. Un terrible cauchemar. Je vais forcément me réveiller.
— J’ai déjà répondu à cette question cent fois… murmura-t-il.
— Eh bien, tu vas répondre une cent-et-unième fois ! martela Lepage. Qu’est-ce que tu foutais chez ce type à minuit ?
— J’ai eu un message sur mon portable… Un texto. Il me demandait de venir le rejoindre. Qu’il avait un boulot intéressant pour moi mais qu’il ne serait pas chez lui avant minuit. Que c’était urgent. Que ça ne pouvait attendre…
— Le problème, Elicius, c’est…
— Ne m’appelez pas comme ça ! implora Zamikellian.
— Le problème, monsieur Elicius, c’est qu’Emmanuel Aparadès déclare ne jamais vous avoir envoyé de message… Et qu’aucun message de la sorte n’apparaît dans votre messagerie !
— Mais je l’ai effacé ! s’écria le prévenu. Bordel ! Mais pourquoi j’ai effacé ce putain de message de merde !
— Calmez-vous, Elicius… Restez poli !
— Vous avez qu’à demander un relevé de mes appels !
— De vos appels ? Mais ce n’est pas vous qui avez appelé, non ?
— Non, mais… Il doit bien y avoir trace de cet appel quelque part !
— Vous comptez m’apprendre mon métier, Elicius ? demanda Esposito en souriant. Nous avons contacté le service compétent mais ce genre de recherches prend beaucoup de temps… Parlez-moi plutôt du rasoir retrouvé dans votre voiture… D’ailleurs, le labo m’a appelé tout à l’heure et il s’agit bien de l’arme qui a servi à tuer les six victimes…
— J’ai jamais vu ce rasoir !
— Vraiment ? Il est venu tout seul dans ta caisse, c’est ça ? ironisa Lepage.
— Ne me tutoyez pas !
— C’est vrai, Thierry ! Ne tutoie pas monsieur Elicius. Ce n’est pas parce que c’est une ordure, que tu peux te permettre des familiarités envers lui… Même les fous ont droit à de la considération…
Esposito ouvrit un dossier posé devant lui, en sortit quelques photographies. S’approchant lentement du suspect, il lui mit les clichés sous les yeux.
— Du travail d’orfèvre, Elicius ! A gerber ! Tu t’es acharné sur tes victimes, on dirait ! Ça te plaît de découper les gens en morceaux ? C’est ton passe-temps favori ? Mais peut-être que t’en avais gros sur la patate, pas vrai ?
Zamikellian vit défiler des corps sans vie, du sang, des peaux lacérées. Des anciens camarades de promo. L’horreur absolue.
Il avait envie de vomir et tourna la tête sur le côté. Mais Esposito le saisit brutalement par la nuque.
— Tu vas regarder, fumier ! Affronte tes morts en face !
— Mais c’est pas moi ! hurla Zamikellian. C’est pas moi ! Arrêtez, merde ! Arrêtez !
Il se mit soudain à pleurer et le capitaine le lâcha. C’était le moment de porter l’estocade.
— Trop tard pour pleurer, Elicius ! Tu les as tués ! Massacrés ! J’ai même pas besoin de tes aveux pour t’envoyer en taule jusqu’à la fin de ta vie !
Il se pencha vers lui et changea de stratégie
— Ça te ferait du bien d’avouer, murmura-t-il. Tu verras, tu te sentiras mieux après… Tellement soulagé…
— Mais c’est pas moi ! C’est pas moi !
Esposito soupira et retourna s’asseoir derrière son bureau. Coriace, cet Elicius.
— Tant pis, dit-il enfin. J’ai toutes les preuves qu’il me faut. Pas besoin que tu t’allonges. On a l’arme du crime, le papier à lettres et le stylo… Le juge va t’enfoncer. T’es mort, Elicius. T’es parti pour perpet’…
— Ouais ! renchérit Lepage. En taule ou à l’asile !
— C’est pas moi !
Il n’avait presque plus la force de clamer son innocence. Il pleurait encore. Effondré. Égaré dans un cauchemar sans fin. Le capitaine fit un signe à son adjoint et celui-ci s’empara du prévenu.
— Fous-moi ça au trou !
Un instant plus tard, Esposito était seul dans son bureau. Confronté à une drôle d’impression. « Je ne crois pas que ce soit lui. » La voix de Jeanne. Une simple impression écrasée par les faits, les preuves. La réalité. Le dossier était en béton armé, le meurtrier hors d’état de nuire. Il eut envie d’une cigarette mais ne trouva qu’un paquet vide.
— Merde ! Mais qu’est-ce qu’elle fout !
Il passa dans la pièce d’à côté, y trouva Solenn pendue au téléphone. Encore avec l’autre.
— Lieutenant ! Raccrochez-moi ce putain d’appareil !
Elle obtempéra sur le champ, d’un air coupable.
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