— J’ai vos clopes, patron, dit-elle avec une désarmante mimique.
Elle lui tendit le paquet et il le lui arracha des mains.
— Désolée pour le téléphone, ajouta-t-elle.
Esposito alluma une cigarette et lui décocha un regard noir.
— Mais qu’est-ce que vous avez à lui raconter, toutes les cinq minutes ? demanda-t-il.
— Rien… C’est juste pour lui parler… Lui dire que je pense à lui.
— Ah oui ? Il en a de la chance !
— Vous trouvez ? répondit-elle d’un air mutin.
Là, elle m’allume !
— Oui, je trouve.
— Moi, je trouve que c’est votre femme qui a de la chance…
Je rêve !
— Je n’ai pas de femme !
— Vraiment ? Et… votre alliance ?
— Je… Je suis divorcé.
— Ah… Désolée, je ne savais pas.
— Pas grave.
— Pourquoi vous gardez l’alliance, alors ?
— Pour que les gamines dans votre genre me foutent la paix…
Là, je l’ai mouchée ! Elle avait perdu son petit air insolent. Elle vacillait encore de la gifle reçue. Il lui sourit et tourna les talons. Satisfait.
— Et mettez-vous au boulot, lieutenant ! ajouta-t-il en claquant la porte de son bureau.
L’après-midi touchait à sa fin. Le capitaine savourait ce moment de répit. Il allait enfin pouvoir s’accorder quelques jours de congé. Il venait de recevoir les félicitations du Pacha et du procureur. Des félicitations relatives : six meurtres avant l’arrestation, c’est beaucoup. Beaucoup trop. Mais l’important, c’était que le tueur soit enfin entre les mains de la justice. Aspiré dans l’infernale machine judiciaire. L’honneur de la police est sauf. Le monstre est en cage, la population va enfin pouvoir dormir tranquille. Et moi aussi !
Dommage que je n’aie pas pu obtenir ses aveux. Mais je l’ai bien cuisiné et il va peut-être craquer devant le juge.
L’équipe avait déserté les locaux, chacun ayant enfin quartier libre. Une bonne nuit de sommeil en perspective. Alors pourquoi ressentait-il une étrange appréhension ? Son instinct le trompait rarement. Et son instinct lui disait de se méfier. Quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire.
Il fut tiré de ses pensées par trois coups discrets frappés à la porte de son bureau.
— Entrez !
Jeanne apparut, se figeant sur le seuil. Comme si elle avait peur de déranger.
— Jeanne ?
— Je peux vous parler ?
— Oui, bien sûr… Entrez…
Elle fit quelques pas et resta debout face à lui.
— Asseyez-vous, je vous en prie…
Bizarre, sa façon de s’asseoir. Toujours sur le bord de la chaise. Comme si elle avait peur de prendre trop de place.
— Il a avoué ? demanda-t-elle.
— Non.
— Ah… Mais vous êtes sûr que c’est lui ?
Putain ! Elle va arrêter avec ça ? Elle va finir par me faire douter ! Par me porter la poisse !
— Oui, j’en suis sûr, Jeanne. On a des preuves matérielles contre lui.
— D’accord, mais…
— Mais quoi ?
— Rien… Vous avez sans doute raison… On a appris pourquoi il a fait ça ?
— Non, il n’a rien voulu dire.
— II… Il est où ?
— Chez le juge d’instruction… Vous n’avez plus rien à craindre Jeanne.
— Et moi ? Qu’est-ce qu’il va m’arriver ? Je vais aller voir le juge, moi aussi ?
Elle semblait tellement effrayée, ça faisait mal au cœur.
— Oui, Jeanne. Vous serez convoquée par le juge. Il vous mettra certainement en examen pour obstruction à la justice mais vous laissera en liberté.
— En examen ?
Examen. Elle imagina soudain des tas de gens en train d’examiner sa conscience. De disséquer son cerveau. Sa folie.
— Mais je vais être virée, alors ?
— Virée ? Non, je ne crois pas… Vous aviez des circonstances atténuantes. Et puis, vous êtes un bon élément.
— Comment vous le savez ?
— C’est l’idée que je me fais de vous !
Il alluma une cigarette et lui tendit le paquet.
— Non, merci, je ne fume pas…
— Vous avez raison, ça coûte la peau du cul et ça fracasse les poumons !
— Alors pourquoi vous fumez ?
— Ben… J’en sais rien ! C’est l’habitude, sans doute… Ça me calme !
Des secondes silencieuses qui les rapprochèrent encore. Mais, sur son visage à elle, les angoisses, comme des ombres…
— Qu’est-ce qui ne va pas, Jeanne ?
— Je sais pas… J’aurais aimé savoir pourquoi il a fait ça… Pourquoi il a tué tous ces gens…
— Moi aussi, avoua le capitaine d’un ton désabusé. Moi aussi… Mais nous le découvrirons sans doute un jour ou l’autre… A votre avis ?
— Hein ?
— D’après vous, pourquoi a-t-il commis ces meurtres ?
— Je n’en ai pas la moindre idée… Ces gens lui avaient fait mal, très mal… Il s’est vengé, tout simplement…
— Tout simplement ? répéta Esposito. Vous en parlez comme si vous lui pardonniez ces actes ignobles ! Je vous rappelle qu’il s’agit de six meurtres odieux !
Un silence encore. Plus long que le premier. Qu’est-ce qu’il se passe dans sa tête ? À quoi elle pense ? Pourquoi a-t-elle toujours l’air aussi triste ?
— Ça vous dirait d’aller boire un truc frais ? proposa-t-il soudain. Il fait chaud, non ?
— Il faut que j’aille à la gare prendre mon TER… Je suis en retard, je vais rater le 17 h 36…
— Vous prendrez le suivant ! Je vous emmène en voiture, il y a un café sympa près de la gare… Comme ça, vous serez sur place…
Il se leva, prit son arme dans le tiroir de son bureau et les clefs de sa voiture. Mais Jeanne restait curieusement assise sur sa moitié de chaise.
— Alors, vous venez ? On va fêter ça !
Fêter quoi ? La trahison ne se fête pas. La douleur non plus.
Ils quittèrent le commissariat. Jeanne serrait son sac contre elle. Le parking souterrain, la voiture. Pas un mot échangé.
Marseille, son soleil, sa joyeuse pagaille, ses mauvais conducteurs. Toujours pas un mot…
Le capitaine gara la voiture en double file, non loin de la gare et baissa le pare-soleil où était inscrit « Police » en bleu.
Jeanne le suivit, la main crispée sur l’anse de son sac, jusqu’à la terrasse bondée et bruyante d’une brasserie. Il avait déjà choisi la table et l’invita à s’asseoir.
— Ici, ça vous convient ?
Pas de réponse. Elle a vu un fantôme ou quoi ?
— Ça vous convient ?
— Trop de monde…
Mais pourquoi parle-t-elle aussi doucement ? On dirait toujours qu’elle a peur de réveiller quelqu’un.
— Pardon ?
— Trop de monde…
Allons bon ! Ce qui aurait dû être un plaisir semblait une torture.
— Avec cette chaleur, pas évident de trouver une terrasse où y’a dégun [2] Dégun : personne
! lança-t-il sur le ton de la plaisanterie.
Mais elle refusait toujours de sourire. De glace malgré la canicule.
— Vous ne vous sentez pas bien ?
— Trop de monde…
— Oui, ça, j’avais compris ! Vous savez, faut apprendre à combattre ce genre d’appréhension… Sinon, ça va vous pourrir la vie…
— J’y peux rien…
— Mais si ! Qu’est-ce que vous voulez boire ?
Le serveur arriva, passa un coup de chiffon humide sur la table en marbre et y déposa un cendrier propre.
— Bonjour, m’sieur-dame ! Qu’est-ce que j’vous sers ?
— Un demi, bien frais. Et vous, Jeanne ?
— La même chose…
Elle n’avait pas pris le temps de réfléchir, cerveau paralysé par la peur. Elle en avait oublié qu’elle n’aimait pas la bière.
Le garçon était déjà parti et elle continuait à épier autour d’elle, comme si elle craignait une attaque surprise. Le capitaine préféra se taire un moment et l’observa tandis qu’elle, observait la foule.
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