— C’est quoi, au fait ?
— Quoi, quoi ?
— Les comprimés du tube vert ?
— Un puissant calmant utilisé dans les cas extrêmes… Si vous ou moi avalons un seul de ces machins-là, nous dormirons pendant 24 heures !
— Elle va dormir 24 heures ? s’écria Esposito.
— Elle, non ! Elle a certainement l’habitude de les prendre. Elle…
Jeanne, ouvrant soudain les yeux, essaya de se relever.
— Où je suis ? Qui êtes-vous ?
— Ne vous inquiétez pas, répondit le médecin avec un sourire rassurant. Tout va bien. Je suis le docteur Meyllerand.
Elle voyait juste une figure un peu trouble. Docteur ? Mais pourquoi un docteur ?
Elle parvint enfin à faire le net et aperçut alors le beau visage du capitaine. Le bureau d’Esposito ! J’ai dénoncé Elicius ! Je croyais que c’était un cauchemar ! Et… Les lettres, le journal ! Mon Dieu ! La crise !
Elle se recroquevilla sur la banquette et lança des regards éperdus autour d’elle.
— Comment vous sentez-vous ? demanda Meyllerand.
— J’en sais rien… J’en sais rien… Ça va, on dirait. J’ai mal à la tête…
— Ce n’est rien. C’est le choc. Bien, je vais vous laisser.
Il récupéra sa sacoche et le capitaine l’accompagna jusqu’à la porte du bureau.
— N’y allez pas trop fort, avec elle ! conseilla le toubib à voix basse. Elle est fragile nerveusement…
— Oui, ça, j’avais remarqué ! De quoi souffre-t-elle exactement ?
— Je n’en ai pas la moindre idée ! avoua Meyllerand. Je ne suis pas psychiatre mais, en général, ce genre de traitement est prescrit à des psychotiques, des schizophrènes ou des épileptiques… Au revoir, capitaine. N’hésitez pas à me rappeler si nécessaire.
— Au revoir, docteur. Et merci…
Esposito revint au chevet de Jeanne qui fixait le mur, encore plus repliée sur elle-même.
— Vous voulez un café ?
Pas de réponse.
— Ou un verre d’eau, peut-être…
Un mur. Une forteresse imprenable.
— Vous êtes content ? murmura-t-elle.
Il fut presque surpris d’entendre le son de sa voix.
— Content ?
— Vous… Vous… À cause de vous… Je…
— Ça va, calmez-vous, Jeanne.
— Tout le monde va savoir, maintenant !
— Vous croyez que je vais aller le crier sur les toits ? Vous avez eu un petit malaise et…
— Et je me suis tapé la tête contre les murs !
— Je ne suis pas obligé de le dire…
— Mais les autres ?
— Les autres ? Ne vous faites pas de mouron ! Ils seront aussi discrets que moi…
— Vous… Vous avez lu les lettres ?
— Oui, je les ai lues… Mais pas votre journal. Il est dans votre sac, à l’abri des regards. Comme promis.
— Vous avez lu les lettres…
Tant de désespoir dans cette simple phrase. Elle aurait voulu disparaître sur le champ.
— Oui, je les ai lues, répéta Esposito. Et…
Et j’y ai vu des choses surprenantes. Votre souffrance, immense. Insoupçonnée. La sienne, aussi. Mais je n’ai pas le choix.
— Mais c’est fini à présent, conclut-il. Ce soir, il sera sous les verrous. En attendant, on va vous ramener chez vous…
— Chez moi ? Maintenant ?
— Oui, pourquoi ? Vous ne voulez pas rentrer chez vous ?
— Qu’est-ce que vous avez dit à ma mère ?
— Eh bien… Que nous menions une enquête et que… Que vous étiez en possession de documents qui pouvaient nous être utiles… Et que vous nous aviez permis de venir les chercher…
— Si je rentre chez moi maintenant, Elicius va se douter de quelque chose. Surtout si un policier me ramène…
— Vous croyez qu’il vous surveille ?
— Vous l’avez lu, oui ou non ?
— Oui… Vous avez raison. Vous allez rester ici et ensuite, vous prendrez le train comme d’habitude. Vous m’appellerez en arrivant chez vous.
— Pourquoi ? Vous vous inquiétez pour moi ?
— Évidemment ! Qu’est-ce que vous croyez ?
— Pourtant, tout à l’heure, vous m’avez traitée comme une criminelle !
— Je suis désolé, Jeanne. Mais vous avez commis une faute grave en nous cachant cette correspondance…
— Je ne peux pas aller en prison… Ma mère va en mourir…
— Et… Votre père ?
Jeanne eut un frisson à peine perceptible.
— Mon père ? Il est parti. Ça fait longtemps.
— Désolé… En tout cas, je ne crois pas que le juge vous enverra en prison. J’ai appelé le procureur et il m’a dit que je pouvais vous laisser en liberté… C’est plutôt bon signe. Bien sûr, vous serez amenée à vous expliquer devant un juge. Mais bon, vu les menaces qu’il a proférées contre vous, je pense que vous ne serez pas trop inquiétée…
Il alluma une cigarette et elle sembla se détendre un peu. Se décrisper.
— Je devrais peut-être aller travailler, suggéra-t-elle.
— Vous y tenez vraiment ? s’étonna le capitaine.
— Non, mais…
— Mais c’est toujours mieux que de rester avec moi, c’est ça ?
— C’est pas ce que je voulais dire… Elles savent ?
— Non. Personne ne sait que vous êtes là.
Elle regarda sa montre : midi.
— Vous voulez déjeuner ? proposa le capitaine.
— Non, merci. Je n’ai pas faim.
— Je vais vous laisser… J’ai beaucoup de travail. Vous pouvez dormir, si vous voulez. Et si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas, je suis à côté…
Il disparut. Jeanne déplia ses jambes. Il faisait chaud, encore. Pourtant, elle se mit à grelotter. Qu’est-ce qui va m’arriver ? Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qui va m’arriver ? Il ne va rien t’arriver, Jeanne. Ce fou va être arrêté et tu seras enfin tranquille. Tu aurais dû parler plus tôt…
Elle ferma les yeux, entendit une autre voix. Grave et un peu cassée… Vous m’avez trahie, Jeanne. Vous rejoindrez les autres en enfer. Là où est votre place. Pourtant, je croyais en vous. Je vous aimais…
Elle rouvrit les yeux et fut surprise de ne voir personne dans le grand bureau.
— Moi aussi, je vous aimais.
Au moment de monter dans le train, Jeanne hésita. Et s’il était là, ce soir ? S’il savait déjà ? S’il avait vu les policiers venir chez moi ?
Elle jeta un œil à gauche, puis à droite. Le soleil étincelait sur la livrée bleue de la BB qui chauffait son moteur avant de s’élancer. Rien de particulier, rien à signaler.
Elle monta à bord et trouva sa place libre. Comme si personne n’avait osé y toucher. Y avait-il une lettre ? Une dernière lettre ? Elle sentit son cœur se serrer davantage. Pressé comme un fruit mûr, écrasé dans un étau puissant, il libérait un jus poisseux dans ses veines. Alors, elle glissa sa main sur le côté et caressa la douceur de l’enveloppe. Il lui avait écrit ; lui, ne l’avait pas trahie ; lui, continuait de l’aimer. Fidèle poète, obscur poète.
Le train démarra et Jeanne vit le quai s’éloigner. Est-ce que mon sac est bien fermé ? Quelle importance ? Elle tenait la lettre entre ses doigts, ultime cadeau. Celle-là, elle la garderait secrète. Elle ne dirait pas au capitaine qu’il lui avait écrit, ce soir. Garder un souvenir d’Elicius. Une trace ailleurs que dans la mémoire ou dans la chair. Comme les photos de Michel. Quelque chose à regarder pour se souvenir. Du meilleur puis du pire.
Il faisait moins chaud maintenant. Le ciel s’était couvert, préméditant un orage d’été. Violent. Elicius avait-il ce pouvoir aussi ? Celui de faire tomber la foudre, la vraie ?
Jusqu’à la gare de l’Estaque, premier arrêt du voyage, Jeanne resta immobile. Bercée seulement par le mouvement du train, par les soubresauts légers et réguliers. Il repartit et un aiguillage l’emmena vers sa destination. Alors, enfin, elle se décida à ouvrir l’enveloppe. La même écriture, toujours. Noire et ronde, belle et appliquée. Une lettre d’adieu sans le savoir.
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