— Eh, Jeanne ! Répondez-moi !
— Je… Je pouvais pas vous le dire !
— Ah oui ? Et pourquoi ?
— II… Il m’a prévenue dans sa deuxième lettre que si je parlais, il me tuerait ! Il m’enverrait en enfer rejoindre les autres !
Cette réponse le calma un peu. Évidemment, dans ce cas…
— OK, fit-il. Je vois. Vous avez ces lettres ?
— Non.
Je ne veux pas qu’il les lise. Je ne les lui donnerai jamais ! Elles sont à moi. Et à moi seule.
— Où sont-elles ? Chez vous ?
— Je… Je les ai brûlées !
Il fronça les sourcils. Elle mentait vraiment très mal.
— Vous les avez détruites ?
— Oui.
— Je ne vous crois pas, Jeanne !
Elle cessa de respirer, prise de panique.
— Où sont ces lettres, Jeanne ?
— Je… Je viens de vous le dire ! Brûlées !
Faut pas la brusquer ! On verra ça plus tard.
— D’accord, vous les avez brûlées. Et dans ses lettres, le tueur vous a-t-il dit pourquoi il commettait ces crimes ?
— II… Ces gens lui ont fait du mal… Ils méritaient tous de mourir…
— Vraiment ? Il se venge, c’est bien ça ?
— Oui.
— Quel mal lui avaient-ils fait ?
— Je ne sais pas. Il m’a pas dit. Juste qu’ils avaient détruit sa vie. Et plusieurs autres vies…
Cet interrogatoire ne finirait-il donc jamais ?
Partir en courant.
Prendre le train, s’enfuir très loin. Mais Elicius va me retrouver. Et me tuer.
— Bien. Donc, ce soir, il va assassiner Emmanuel Aparadès. C’est ce qu’il vous a écrit ?
— Oui.
— Quand ?
— Ce soir.
— Non ! Je voulais dire, quand vous a-t-il écrit cela ?
— Hier soir. C’était dans la lettre d’hier soir.
— OK, hier soir. Il ne vous a rien révélé d’autre ?
— Non. Rien… Qu’après celui-là, ça serait fini. Oui, c’est le dernier… Ensuite, nous serons libres.
— Nous ? Comment ça, « nous » ?
De pis en pis. Comment sortir de ce bureau ? De ce bourbier ? Sauter par la fenêtre, peut-être…
— Qu’est-ce que vous entendez par « nous » ? insista le capitaine.
— Mais je sais pas moi ! C’est lui qui a écrit, pas moi…
Esposito alluma une cigarette, gardant le silence un moment. Elle ne pouvait pas tout avoir inventé. Aparadès appartenait à la promo de Sabine Vemont à l’ESCOM. Comment aurait-elle pu le deviner ? Elle était certes un peu bizarre, mais certainement pas affabulatrice.
— Comment dépose-t-il les lettres dans le train ?
— Je sais pas. Je les trouve tous les soirs, dans le 17 h 36.
— Quel est ce train ?
— Le Marseille-Miramas.
— Vous habitez où, Jeanne ?
— Istres.
— Istres ?
— Oui.
Tiens ! Comme Grangier. Mais quel rapport ?
— Qu’est-ce qui vous a décidé à venir me voir aujourd’hui ?
— II… C’est la première fois qu’il me prévient d’un meurtre. Je pouvais pas le laisser faire ça. Je pouvais pas…
Elle semblait vivre un véritable calvaire et le capitaine eut soudain un peu pitié d’elle.
— C’est très bien de m’avoir prévenu, assura-t-il.
Elle se dressa et le foudroya du regard.
— Oui, comme ça, maintenant, il va me tuer ! Il avait confiance en moi et maintenant, il va me tuer !
— Mais non, Jeanne ! Nous allons l’arrêter et il ne pourra plus vous faire de mal ! Il cessera de vous harceler…
— Mais il ne me harcèle pas ! Il m’aime !
Putain, mais tais-toi, Jeanne ! Tais-toi !
— OK… Calmez-vous…
— Vous allez le tuer ? C’est ça ?
— Le tuer ? Mais non ! Quelle idée ! Nous allons tendre une souricière au domicile de cet Aparadès. Et nous le cueillerons en douceur…
— Je veux pas qu’il meure !
Merde ! Elle est amoureuse de lui ou quoi ?
— J’veux pas qu’il meure… C’est… C’est pas de sa faute ! II… Il les a tués parce qu’il a souffert ! C’est pas de sa faute… J’veux pas qu’il meure !
Esposito la regardait se débattre, oscillant entre colère et compassion.
Tout ce temps perdu… tous ces gens assassinés alors qu’elle détenait la clef ! Qu’elle aurait pu l’éviter ! En revoyant les visages et les corps torturés, ce fut la colère qui prit le dessus. Et puis, cette façon ignoble de prendre sa défense ! « J’veux pas qu’il meure ! » On aurait dit une gamine trop gâtée qui faisait un caprice !
— Vous auriez dû m’en parler beaucoup plus tôt ! lança-t-il soudain.
Il alluma une autre cigarette et se leva, arpentant le bureau, traçant des cercles autour d’elle.
— Vous vous rendez compte que des gens sont morts à cause de votre silence ? Est-ce que vous vous en rendez compte, Jeanne ?
Il avait à nouveau perdu tout contact avec elle. Mais il avait besoin de laisser exploser sa rage.
— Tous les jours, vous m’avez vu, vous m’avez parlé ! Vous saviez que je cherchais ce type et vous ne m’avez rien dit ! Vous vous êtes bien foutue de ma gueule !
— Non ! se défendit Jeanne. C’est… C’est pas vrai !
Il se planta soudain devant elle et la bouscula du regard.
— Vous travaillez dans un commissariat ! Vous êtes dans la police, mademoiselle ! C’est d’autant plus impardonnable ! C’était tellement facile de m’en parler !
— J’ai essayé !
— Vraiment ?
— Oui ! Je suis venue vous voir et vous m’avez dit que vous n’aviez pas le temps ! Que vous aviez du travail !
Esposito se remémora cet instant et serra les mâchoires. Quel con ! Pourquoi je l’ai pas écoutée ? Mais sa fureur ne fléchissait toujours pas. Sabine Vemont, Bénédicte Décugis, Charlotte Ivaldi…
Et les autres !
— C’est pas une excuse ! hurla-t-il. Fallait insister ! Vous n’êtes plus une petite fille, non ?
— Laissez-moi tranquille ! s’écria-t-elle en se dressant.
Il la força brutalement à se rasseoir et elle eut peur. Comme s’il allait lever la main sur elle.
— Ne bougez pas !
Il alla ensuite ouvrir la porte et appela Lepage, qui accourut, ravi d’être de nouveau le bienvenu.
— Sors moi les coordonnées de cet Aparadès ! ordonna le capitaine. On va préparer un comité d’accueil pour notre cher Elicius !
— OK… C’est bien lui, alors ?
— Apparemment, oui…
— Mais comment elle peut savoir ça ?
— Je t’expliquerai. Mademoiselle avait une correspondance avec le meurtrier mais elle nous faisait des cachotteries !
— Ah ouais ? Non dénonciation de malfaiteur, ça vous dit quelque chose ? Ça va vous coûter cher !
Jeanne les contemplait tour à tour, effondrée. Elle n’était plus victime : elle devenait coupable. Elle allait être jugée, enfermée.
— Six meurtres ! Continua Lepage. Six meurtres et c’est maintenant que vous vous réveillez ! Mais je rêve !
Défoulement collectif. Pour un peu, c’était elle qui allait être condamnée pour ces crimes. Elle se mit à trembler légèrement. Tout juste si elle arrivait encore à respirer.
— Je peux m’en aller ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.
— Hors de question ! Trancha le capitaine. Vous restez ici !
— Mais…
— Mais quoi ? Vous avez d’autres choses à nous apprendre ?
— Non ! Je… Je… Je ne sais rien de plus !
— C’est ce qu’on va voir ! répondit Lepage d’un ton méprisant. C’est ce qu’on va voir…
Ils passèrent dans la pièce d’à côté. Jeanne se laissa aller à son angoisse. Courbée vers l’avant, son front entre ses mains. Calme-toi, Jeanne ! Tu as bien fait ! C’était ce que tu avais de mieux à faire… Elicius ! Ils vont le tuer ! Ils ne lui laisseront aucune chance !
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