Esposito soupira et s’avança vers la jeune femme.
— De quoi voulez-vous me parler ?
— D’Elicius.
— Quoi ?
— Elicius.
— C’est quoi, ça ?
— C’est son nom.
— Son nom ? Mais le nom de qui ?
Lepage ne put réprimer un sourire goguenard. Pourquoi cette nana n’arrivait-elle jamais à aligner deux mots ? Surtout devant un homme !
— Le nom du tueur. Elicius, c’est le tueur, répondit Jeanne d’une voix cassée.
Lepage rangea son sourire. Les deux officiers échangèrent un regard sidéré.
— Vous voulez parler du tueur qui…
— Du tueur. Celui que vous recherchez. Le meurtrier de Sabine Vernont et des autres.
— Qu’avez-vous à me dire ?
— Je sais qu’il va tuer, ce soir. La septième victime, c’est pour ce soir.
— Vous êtes allée chez une voyante ? ironisa le lieutenant.
Elle lui répondit par un regard fielleux, encore plus déstabilisée. Alors, elle s’adressa au capitaine. Son visage était plus rassurant.
— Non, il… II… Il me…
Esposito fronça les sourcils, essayant de deviner les mots qui ne voulaient pas sortir.
— Il quoi ?
— Il me l’a dit ! La prochaine victime s’appelle Emmanuel Aparadès !
Enfin… ! Elle avait l’impression que sa tête venait de se vidanger.
Lepage se leva subitement de sa chaise, comme s’il avait reçu une décharge électrique.
— Putain, je l’ai interrogé hier soir ! s’exclama-t-il.
Le capitaine regardait tour à tour son adjoint et la jeune femme, se demandant s’il était encore dans son lit, en train de rêver.
— Bon, OK, fit-il enfin, vous allez m’expliquer tout cela plus clairement. D’où tenez-vous ces informations ?
— Elicius m’a prévenue.
— Il vous a prévenue ? répéta Lepage d’un ton incrédule.
Jeanne était figée près de la porte du bureau, comme prête à s’enfuir. Elle avait envie de faire marche arrière, de tout effacer et de recommencer. Une véritable torture.
— Alors, Jeanne ! Expliquez-moi ! s’impatienta Esposito.
Mais elle avait soudain perdu la parole.
Elle recula de trois pas et fixa le bout de ses chaussures. Au bord du malaise. Du feu dans la tête et un froid glacial dans le reste du corps.
Les deux policiers la dévisageaient sans relâche, hésitant sur la manière de l’amener à la confidence.
— Vous voulez venir vous asseoir ? proposa le capitaine d’une voix radoucie.
Elle secoua la tête, mais il la prit par les épaules pour la conduire jusqu’à une chaise. A ce contact, le corps de la jeune femme se contracta ; elle se dégagea d’un geste nerveux et recula encore.
— Écoutez, Jeanne, si vous savez certaines choses, il faut nous les révéler… Maintenant.
Pourquoi les mots restaient-ils coincés ? Pourquoi fallait-il faire une chose aussi infâme ?
— Mais je viens de vous le dire ! s’écria-t-elle. Il va tuer Emmanuel Aparadès ! Il va le tuer ce soir !
— OK, murmura le capitaine. Comment savez-vous cela ?
— Je vous l’ai dit aussi ! Il m’a prévenue !
Brusquement, le lieutenant perdit son sang-froid. Il se planta face à elle.
— Oh ! Vous n’avez pas intérêt à nous raconter des bobards ! On n’est pas là pour s’amuser, nous ! Alors, si c’est une plaisanterie, je vous préviens, ça va vous coûter cher, ma petite !
Un guet-apens. Prisonnière, harcelée par ces regards ennemis. Salie. Alors, elle s’enfuit en courant vers la porte, mais Lepage la rattrapa dans le couloir, la saisit brutalement par le bras. Elle se débattit furieusement. Esposito se jeta à son tour dans la bagarre et sépara les deux combattants.
— Ça suffit ! ordonna-t-il. Lâche-la, maintenant !
— Tu vois pas que cette petite conne se fout de notre gueule ?
— Je t’ai dit de la lâcher !
Le lieutenant s’exécuta et Jeanne se retrouva pétrifiée contre un mur. Animal apeuré.
Le capitaine s’approcha doucement, pour ne pas l’affoler davantage.
— Calmez-vous, Jeanne. Ce n’est pas une plaisanterie ? Vous n’êtes pas en train de nous raconter des salades ?
— Mais non ! répondit-elle avec des sanglots dans la voix.
— Venez dans mon bureau. Nous serons plus tranquilles pour discuter. D’accord ?
Avec délicatesse, il lui prit le bras et elle se laissa faire. Lepage haussa les épaules et suivit son chef. Mais Esposito lui fit comprendre qu’il n’était pas convié et lui ferma la porte au nez.
Il invita Jeanne à s’asseoir en face de lui.
Elle ne prit que la moitié de la chaise, recroquevillée et silencieuse.
— Je vous écoute.
— Je… Je vous l’ai dit, il va tuer cet homme !
— J’ai bien entendu, Jeanne. Mais j’ai besoin de savoir comment vous détenez cette information. Il vous a contactée ?
— II… II… Il m’écrit tous les jours.
Les yeux d’Esposito s’arrondirent démesurément.
— Il vous écrit tous les jours ?
— Oui.
— Mais vous le connaissez ? Vous savez qui c’est ?
— Non.
— Je ne comprends rien, Jeanne. Vous dites qu’il s’appelle Elicius, c’est bien ça ?
— Oui. C’est ainsi qu’il signe ses lettres… Mais c’est un surnom. Elicius, c’est Jupiter.
— Jupiter ?
— Le dieu romain, l’égal de Zeus. Elicius, c’est un autre de ses noms. Ça veut dire celui qui fait descendre la foudre.
Esposito nota le surnom sur un calepin, puis fixa son étrange informatrice, qui évitait soigneusement de le regarder. Il remarqua sa jambe droite agitée de spasmes nerveux, ses mains qu’elle tordait l’une contre l’autre comme si elle allait s’arracher les doigts.
— Ça va aller, Jeanne… Vous ne connaissez pas sa véritable identité, c’est bien ça ?
— Non, je ne la connais pas. Juste Elicius.
— Et il vous écrit tous les jours ?
— Presque tous les jours.
— Il envoie ses lettres ici ?
Elle secoua la tête.
— Chez vous ?
Elle répondit encore par un signe négatif.
— Où, alors ?
— Dans le train.
— Le train ???
— Oui. Un jour, j’ai trouvé une lettre à côté du siège où je m’assois toujours. Depuis, j’en trouve une presque chaque jour.
— Bon. Et qui me dit que c’est bien le tueur, l’auteur de cette correspondance ? Que ce n’est pas quelqu’un qui vous fait une mauvaise blague ?
— C’est lui, c’est sûr. Aucun doute. Si vous aviez lu les lettres, vous comprendriez…
— Et pourquoi vous ? Pourquoi vous écrit-il ?
— II… II… Il m’aime, je crois.
Mais pourquoi je lui dis ça ?
— Il vous aime ?
Elle se releva, comme si elle allait à nouveau s’enfuir. Le capitaine se leva aussi, prêt à bondir à sa poursuite.
— Asseyez-vous, Jeanne… S’il vous plaît.
Elle consentit à lui obéir et il reprit son interrogatoire.
— Bien, il est donc amoureux de vous. Ce qui prouve qu’au moins, il a bon goût…
Elle le regarda enfin. Un air étonné sur le visage.
— Depuis quand vous écrit-il ? Une semaine ?
— Non. Depuis… Depuis le deuxième meurtre.
Le visage du capitaine changea d’un seul coup. Comme s’il venait de recevoir un seau d’eau glacée sur la tête.
— Depuis le deuxième meurtre ? répéta-t-il lentement.
Il réalisait soudain tout ce qu’elle lui avait caché. Depuis quatre meurtres !
Il eut brusquement envie de la soulever de sa chaise, de la plaquer contre le mur. De hurler.
Mais il se contrôla.
— Et c’est maintenant que vous venez m’en parler ?! Depuis tout ce temps, vous ne m’avez rien dit ? Alors que vous saviez que c’était lui le tueur !
Elle ne répondit pas, repliée sur sa souffrance, sa culpabilité. Avec l’impression de s’être déshabillée devant lui.
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