Cette fois, il se mit à rire. Même son rire était beau. Doux à l’oreille. Et puis, ses dents si blanches, si bien alignées… Faut pas que je rêve ! Il n’est pas pour moi. Il n’en a rien à foutre de moi ! Il a juste besoin de parler un peu.
— Vous avez mis des verres de contact ?
— : Oui. Vous êtes très perspicace, capitaine !
— Je ne sais pas. Paraît que non…
Il avait soudain l’air si malheureux qu’elle se sentit terriblement coupable. Envie de tout lui dire. Envie de l’aider. Mais je ne peux pas : question de vie ou de mort. Elicius ne pardonne jamais.
— Vous savez, murmura-t-elle, moi, je ne vous jugerai pas. Je ne me le permettrais pas. Ceux qui le font n’ont qu’à mener l’enquête à votre place.
Il la remercia d’un regard. Mais il semblait toujours aussi accablé.
— C’est sympa, mais c’est mon boulot. On m’a confié cette enquête et j’ai échoué.
— Vous vous avouez vaincu ? s’étonna Jeanne.
— Non. Mais quoi qu’il en soit, même si je l’arrête demain, six meurtres, c’est forcément un échec.
— Je comprends.
Ce qu’elle ne comprenait pas, c’était ce qu’elle faisait là, dans ce couloir, en train de parler à ce type. Ce sale type. Aujourd’hui, elle existait à ses yeux. Mais demain ?
Pourtant, elle se réjouissait de sa présence. Elle arrivait à faire des phrases normales, sans bégayer, sans rougir. À parler sereinement, presque. Tout juste un tremblement dans la voix, à peine perceptible.
Il alluma une cigarette et elle ne bougea pas. Elle aurait pu prétexter du travail pour rejoindre son bureau mais elle avait envie de rester avec lui. Les affronts peuvent-ils donc s’oublier si vite ?
— En tout cas, c’est gentil de me parler, reprit-il avec un sourire triste. C’est plutôt mal vu, ces derniers temps… Je suis un peu le paria de cette taule !
— C’est l’occasion de compter vos amis. Les vrais. Les gens en qui vous pouvez avoir confiance. Les autres sont sans importance.
Alors là ! Est-ce vraiment moi qui parle ?
Elle leva la tête vers lui et tomba sur un regard appuyé. Il la regardait, vraiment. Et il y avait tant de choses dans ses yeux. Bien plus que des mots.
Elle se sentit terriblement mal à l’aise. Finies, les belles phrases ; son assurance venait de s’envoler. Elle redevenait Jeanne, cette jeune femme réservée, maladroite et impressionnable. C’était toujours ainsi quand elle se mettait à exister pour l’autre.
Esposito, toujours silencieux, la dévisageait sans relâche. Visiblement troublé, fortement ému. Quelques secondes qui échappent au temps et à la réalité. Tout s’arrête, tout semble possible. Sensation éphémère.
Car déjà, il avait lâché prise. Et Jeanne eut l’impression de tomber. Comme s’il venait de lui lâcher la main alors qu’elle était suspendue au-dessus du vide.
— Il faut que je retourne bosser, soupira-t-il. Ça m’a fait plaisir de vous croiser, de vous parler…
— Je… Moi aussi, j’ai du travail. Par-dessus la tête !
Pourquoi ne pas plutôt lui dire, moi aussi, ça m’a fait plaisir ?
Ils se séparèrent doucement, chacun repartant de son côté du couloir. Moins seuls que l’instant d’avant.
Le cœur de Jeanne battait un peu trop fort. Comme le jour où il l’avait invitée à boire un café. Le jour où il avait enfin fait attention à elle.
Elle retourna s’asseoir face à son écran, une étrange gaieté sur les lèvres. Pourquoi cet homme la mettait-il dans un état pareil ? Qu’avait-il de plus que les autres ? Tant de choses, à vrai dire. Des yeux francs et doux, un sourire tendre, un visage bien sculpté, une jolie voix.
Tandis qu’elle entrait des feuilles de congé dans la base de données, Jeanne se laissait aller doucement à ses pensées. Pensées qui glissèrent naturellement vers Elicius.
Cette nuit, elle avait fermé les volets de sa chambre, malgré la chaleur. Sans doute l’avait-il vu. Sans doute le prendrait-il mal. Mais elle n’aurait pas pu trouver le sommeil autrement. Pourtant, l’idée qu’il soit près d’elle ne lui était pas vraiment désagréable. C’était même plutôt l’inverse. Cela lui avait procuré une excitation inconnue, comme la réalisation d’un fantasme. Il émanait un pouvoir étrange de cet homme. Il lui semblait si fort, si déterminé. Il avait pris sur elle un dangereux ascendant. Parce qu’il fallait bien l’admettre : c’était pour lui, à cause de lui, qu’elle avait changé. Qu’elle variait sa coiffure, avait ôté ses lunettes de vue. Qu’elle avait osé mettre une robe pour venir travailler. Un exploit ! Elle arrivait même à parler sans bégayer. A cause de lui ou grâce à lui ?
Jusqu’où vas-tu aller, Jeanne ? Tu veux faire ta vie avec un fou, un criminel qui a six morts sur la conscience ? C’est ça que tu veux ? Jeanne ferma les yeux. Faire ma vie ? Mais de quoi tu parles ? Je n’ai pas choisi qu’Elicius me contacte. Je ne lui ai pas demandé de s’intéresser à moi, je te signale !… Ah oui ? Mais il t’a peut-être remarquée parce que les fous attirent les fous ! Ils doivent se reconnaître entre eux !
Elle rouvrit les yeux, blessée par les paroles de l’autre. Il m’a remarquée parce que je suis jolie, parce que je ne suis pas comme les autres !
Elle revoyait les mots, ceux qui avaient si bien su la toucher. Puis le visage d’Esposito s’imposa de nouveau.
Difficile de se concentrer dans ces conditions. Difficile de choisir ce qui était bien et ce qui était mal. Comme si la frontière entre ces deux extrêmes n’existait plus. Mais des frontières, elle en avait déjà passées beaucoup. Depuis longtemps, elle ne vivait pas dans le même monde que les autres. Depuis que Michel était parti. Ou, peut-être, depuis plus longtemps encore.
Il fallait juste choisir son camp, à présent. Un choix qui l’effrayait chaque jour un peu plus. Sombrer totalement dans cette douce folie, rejoindre Elicius. Lui pardonner l’impardonnable.
Ou le dénoncer, le condamner, signer son arrêt de mort.
C’était elle, soudain, qui se retrouvait avec un étrange pouvoir entre les mains. Mais non, elle n’était pas assez forte pour choisir.
Si Elicius venait la chercher, elle le suivrait. N’importe où.
Le train quitta le tunnel des Pierres-Tombées pour s’engouffrer bientôt dans celui des Glaïeux. Des moments de fraîcheur forte agréable que les passagers savouraient pleinement.
Jeanne tenait l’enveloppe entre ses mains ; elle ne l’avait pas encore ouverte. Peur de se brûler les yeux, peut-être. Comme sur ces roches blanches de calcaire illuminées de soleil, éclatantes. Ou peur de tomber définitivement amoureuse d’un monstre. Elle décida d’attendre encore un peu. Elle l’ouvrirait après la gare de Niolon.
Le train abordait maintenant le viaduc de la Yesse, impressionnant, vertigineux. Comme ce sentiment pour Elicius. Grandiose, même. Était-ce cela, l’amour ? Elle ferma les yeux sous le tunnel de la Vesse, frissonnant d’un plaisir incroyable. Un plaisir qui avait fini de balayer la culpabilité et tout le reste. Dans l’obscurité, elle souriait, serrant la lettre dans sa main gauche.
Finalement, après la gare de Niolon, elle patienta encore avant de rejoindre Elicius. Pour savourer ce moment unique. Celui qui précède la rencontre, l’instant avant qu’on ne se touche. Celui où l’on imagine la suite, où l’on s’invente des histoires. Où la réalité ne vient pas tout gâcher.
Un jour, il viendrait la chercher. Il l’enlèverait. Ils prendraient un train tous les deux. Pas celui qui mène à Marseille. Un autre, un qui va loin. En Europe de l’Est, par exemple. Jusqu’en Russie peut-être. L’Orient-Express, pourquoi pas. On peut même aller jusqu’en Chine avec un train. Si on a le temps… Et du temps, elle en avait. Une vie entière.
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