Difficile d’avouer qu’il avait oublié de le nourrir depuis deux jours.
— Je vais me passer un peu d’eau froide sur la figure et je reviens, dit-il en s’étirant.
Elle finit de mettre la table et il réapparut, nettement plus réveillé.
— Tu as tout fait, constatat-il non sans une certaine gêne. T’aurais pas dû…
— Assieds-toi ! Parce qu’en plus, je vais te servir !
— C’est fête ou quoi ?
— Ben… Presque. Dans quelques heures, c’est ton anniversaire, non ?
— Comment tu sais ça ?
— L’autre soir, tu m’as filé ta date de naissance comme mot de passe pour le cd-rom…
— C’est vrai… Quelle mémoire !
Ils s’installèrent à table et Servane écouta Vincent lui raconter sa randonnée du jour. Mais elle avait envie de parler d’autre chose, tandis que lui repoussait le moment des confidences. N’y tenant plus, elle l’interrogea un peu abruptement.
— Alors, de quoi voulais-tu me parler ?
Le visage du guide s’assombrit instantanément et elle regretta de ne pas l’avoir laissé finir son assiette.
— De deux choses, répondit-il. La première, c’est une idée qui m’est venue hier soir… J’ai repensé au dernier message et à l’ « innocente victime » … Et je me suis dit qu’il pouvait s’agir d’un enfant.
Servane posa sa fourchette et le dévisagea avec effroi.
— Tu crois ? murmura-t-elle.
— Rien n’est sûr, mais… L’innocence, surtout dans la bouche d’un prêtre, ça se rapporte souvent aux gamins.
— C’est vrai, admit-elle. Il faut croire que j’avais préféré ne pas envisager cela… C’est une hypothèse à considérer. Est-ce qu’il y a eu des disparitions d’enfants dans la vallée ?
— Je ne crois pas, non… Pas de meurtres, mais des accidents… Des gosses morts par accident… Et le message ne parle pas d’assassinat.
— Tu penses à un fait en particulier ?
— Peut-être… C’était il y a quelques années… Quatre ou cinq ans. Un jeune garçon mort sur la route… C’était en hiver, il revenait de l’école. Il faisait déjà nuit et une voiture l’a fauché sur le bord de la petite route qui monte aux Espiniers… Et malgré une enquête qui a duré des mois, le coupable n’a jamais été retrouvé.
— Attends… Il y a quatre ans, Sébastien avait tout juste dix-huit ans… Ça pourrait coller ! Surtout qu’il m’a l’air de se comporter comme un inconscient sur la route ! Oui, ça pourrait coller ! C’est même une très bonne hypothèse… D’autant plus que les mouvements d’argent de Lavessières vers Mansoni ont commencé il y a un peu plus de quatre ans… Il faudrait vérifier si les dates correspondent…
— Je ne me souviens pas exactement de la date de l’accident.
— Je chercherai dans les archives… Évidemment, si les premiers versements datent d’avant l’accident, c’est qu’on aura fait fausse route… Et la deuxième chose dont tu voulais me parler ?
— C’est… C’est au sujet du père Joseph…
Servane fut prise d’une tachycardie foudroyante.
— Qu’avez-vous découvert ? enchaîna Vincent.
— Eh bien, on l’a trouvé mort dans son jardin ce matin… C’est sa bonne, une certaine Lucie, qui l’a trouvé… Selon les premières constatations, il est tombé de son échelle… Et son crâne a heurté violemment le sol. Mais je sais que ce n’est pas un accident ! Tu es d’accord ?
— Je suis d’accord… Et Vertoli ?
— Vertoli ? Il a bien voulu partager mes doutes, alors on mène l’enquête.
Vincent détourna son regard, elle devina qu’il ne lui disait pas tout.
— Qu’est-ce qu’il y a, Vincent ? Tu as des choses à me confier, n’est-ce pas ?
— Je… Joseph m’a appelé, cette nuit…
Elle resta sidérée.
— Il m’a téléphoné vers minuit et m’a demandé de descendre le voir de toute urgence… Il voulait me parler… Il était prêt à tout me dire. J’ai pris ma caisse et je suis descendu à Colmars… Quand je suis arrivé, il était déjà mort.
Servane se leva prestement de sa chaise, comme si elle venait de se prendre une décharge. Une véritable catastrophe. Pas celle qu’elle avait imaginée, certes, mais…
— Pourquoi tu ne nous as pas appelés ? s’écria-t-elle. Tu es fou ou quoi ?
Vincent baissa les yeux.
— Ma parole ! continua la jeune femme. Tu as perdu la raison !
Elle marchait nerveusement autour de la table et il eut le tournis.
— J’ai eu peur, avoua Vincent. J’ai cru qu’on allait m’accuser ou…
— Maintenant , on va t’accuser ! Maintenant que tu as pris la fuite comme un criminel en cavale ! Quelqu’un t’a vu ?
— Je ne crois pas… Je ne sais pas…
— Tu étais à pied ?
— Non, je suis rentré dans le village avec le pick-up et je l’ai laissé devant l’église.
— Ben voyons ! La totale !
— Calme-toi, je t’en prie ! C’est déjà assez dur comme ça…
— Mais tu te rends compte de la connerie que tu as faite, Vincent ? Si quelqu’un a vu ta bagnole devant l’église en pleine nuit, Vertoli va te tomber dessus ! Tu deviens le suspect numéro un !
— Les rues étaient désertes !
— Ah oui ? Personne derrière les volets ? Tu es sûr de ça ?
Il ne répondit pas, accablé par ce raisonnement sans faille. Comme s’il vivait déjà son interrogatoire de garde à vue. Servane reprit enfin sa place en face de lui et sembla se calmer un peu.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelée ? demanda-t-elle d’une voix radoucie.
— J’y ai pensé, mais… Je me suis dit que si les gendarmes me trouvaient là, près du cadavre, ils allaient me demander ce que je foutais chez Joseph en pleine nuit… C’était forcément louche !
— On aurait pu inventer quelque chose.
— Quoi ?
— Je sais pas moi ! Que tu avais un besoin urgent de te confesser !
— Alors là, personne ne l’aurait cru ! Je n’ai jamais mis les pieds dans un confessionnal…
— On aurait trouvé quelque chose ! s’entêta Servane.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je crois qu’il faut que je mette Vertoli au courant de ta présence sur les lieux…
— Non, Servane… Si tu fais ça, il faudra dire à Vertoli pourquoi je venais voir Joseph… Et notre enquête n’aura plus rien de secret… Peut-être même que ton chef se dégonflera face au maire ! Et tout sera foutu…
Il n’avait pas tort.
— Si jamais je suis suspecté du meurtre, on lui révélera tout, conclut le guide.
— D’accord, acquiesça Servane. Mais si Vertoli apprend que je lui ai caché un élément de l’enquête, je vais me retrouver au trou !
— Si tes collègues viennent me chercher, ils n’en sauront rien. Je ne t’ai rien dit.
— Je n’arriverai pas à mentir !
— Tu n’auras pas à mentir… Il te suffira de garder le silence. Je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit.
Ils ne purent finir leur assiette.
— Je me demande pourquoi Joseph comptait te confier la vérité, dit soudain Servane. Il n’avait pourtant pas l’air de vouloir cracher le morceau hier après-midi.
— Aucune idée… Et comment ont-ils pu apprendre qu’il allait me parler ? C’est incroyable !
— On dirait qu’ils ont une longueur d’avance sur nous… Peut-être surveillaient-ils le curé ?
— C’est plutôt nous qu’ils surveillaient ! Ils nous ont sans doute suivis jusqu’à l’église…
— Possible… Il faut qu’on soit très vigilants, Vincent. Apparemment, ils sont prêts à tuer pour que la vérité n’éclate jamais… Nous sommes peut-être les prochains sur leur liste.
Ils restèrent un moment silencieux. La peur, sans doute ; être la prochaine cible.
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