* * *
Vincent abandonna ses clients au terme d’une randonnée qui aurait pu être belle. Mais il n’avait pas eu le cœur à ce qu’il faisait, aujourd’hui. Il les avait néanmoins conduits là-haut, d’un pas presque mécanique. Ils ne garderaient pas un bon souvenir de lui…
Il remonta à bord de son pick-up et quitta Colmars pour rejoindre Allos. L’orage menaçait, ce soir encore. Il s’arrêta à l’entrée du village et poussa le portillon en fer forgé du cimetière dans un grincement lugubre. Il slaloma rapidement au milieu des tombes, jusqu’à ce qu’il arrive devant celle de Pierre.
Il n’était pas venu ici depuis l’enterrement. Nul besoin d’être face à la sépulture pour se recueillir.
Il resta figé sous les premières gouttes de pluie. Debout, face à l’intolérable réalité. Plus aucun espoir de connaître la vérité. Son informateur avait disparu, emportant son secret avec lui. Le meurtre de Pierre ne serait jamais élucidé. Vengé.
Qui avait bien pu savoir que Joseph s’apprêtait à parler ? Quelle terrible vérité tuait dans cette paisible vallée ? Avant de partir, il adressa une promesse silencieuse à son ami.
Que je découvre ou non la vérité, je te vengerai.
— Ils paieront, mon frère… Même si je dois les tuer, un par un, de mes propres mains…
Il rejoignit sa voiture et décida soudain d’aller trouver Julien Mansoni.
Lui savait, lui était au cœur de cette histoire. Et Vincent parviendrait à le faire parler.
Par n’importe quel moyen.
Il bifurqua vers le bureau du Parc, situé à l’autre bout du village.
Par n’importe quel moyen, apprendre la vérité. Par n’importe quel moyen, venger la mort de Pierre.
Mais juste avant d’arriver au QG du Parc, il s’arrêta. Pas si facile que ça…
Il ne savait plus très bien ce qu’il devait faire. Alors, il appela naturellement Servane.
— C’est moi…
— Vincent, enfin ! J’ai essayé de te joindre toute la journée ! Le père Joseph est mort !
— Je sais… Il faut… Il faut que je te parle… Je suis tout près du bureau du Parc… Je vais aller voir Julien. Lui seul pourra me dire la vérité… Je vais le faire parler, ce salaud !
— Ne fais pas ça ! s’écria la jeune femme. Vincent, je t’en prie… Julien est au centre de cette affaire et si tu lui parles, tu dévoiles tout ce que nous savons avant même que nous ayons pu réunir les preuves… Ce serait une catastrophe ! Et tu risques de subir le même sort que Pierre ou Joseph…
— Je m’en fous !
— Ne dis pas ça ! s’emporta Servane. T’as pas le droit ! On va continuer nos recherches et on va trouver !
— Maintenant que le curé est mort, on n’a plus aucune chance…
— C’est faux ! Rentre chez toi et… repose-toi ou… bois un coup ! Fais ce que tu veux, mais ne va pas le voir, par pitié !
Il garda le silence un instant, les yeux toujours braqués sur l’entrée du bureau, à cinquante mètres du pick-up. La voiture de Julien était garée devant.
Mansoni était là. À sa portée.
Ses poings le démangeaient. Se défouler sur lui, évacuer toute cette violence qui bouillait en lui comme la lave mijote à l’intérieur du cratère d’un volcan.
— J’aimerais que tu viennes, Servane. J’ai besoin de te parler…
— OK, je serai chez toi dans une heure… Et pas de connerie, d’accord ?
— D’accord…
Ils raccrochèrent et Vincent fit demi-tour, résigné à rentrer chez lui.
Servane avait raison : il ne devait pas céder à la haine, devait se montrer patient, prudent. Car il pouvait aussi la mettre en danger.
Ce qu’il ne voulait pour rien au monde.
* * *
Tout au long du trajet qui la conduisait à l’Ancolie, Servane sentit monter une sourde angoisse. Vincent avait l’air d’aller si mal… Et pourquoi tenait-il tant à la voir ce soir ? Simplement parce qu’il avait besoin de sa présence ou… Peut-être avait-il des choses à lui révéler ?
À l’intonation de sa voix, elle avait senti qu’il avait quelque chose de grave à lui apprendre et elle espérait que ses soupçons du matin ne deviendraient pas réalité.
Non, Vincent n’était pas violent au point d’être capable de tuer. Impulsif, certes. Mais certainement pas une âme d’assassin.
Arrivée à destination, elle se gara à côté du Toyota. Sherlock vint à sa rencontre et elle le prit dans ses bras.
— Comment ça va, mon bébé ?
Elle le reposa par terre et constata que la porte d’entrée était ouverte. Elle frappa malgré tout et entra sans attendre la réponse. Vincent était endormi sur le canapé, torse nu, allongé sur le côté. Recroquevillé, plutôt. Sans un bruit, elle prit place en face de lui. De longues minutes à le regarder dormir, Sherlock sur ses genoux. Non, il n’avait pas la tête d’un meurtrier. Mais quel visage pouvaient bien avoir les meurtriers, au fait ?
En tout cas, pas celui de Vincent.
Elle s’en voulut d’avoir osé penser cela. C’était tellement insensé ! Tellement injuste. Désarmé et désarmant, il ressemblait à un petit garçon, profondément assoupi. Il venait enfin de succomber à l’épuisement.
Elle le trouva beau. Incroyablement beau. Elle eut envie de le toucher ; simplement de poser ses mains sur lui.
Cette idée la fit sourire ; un sourire un peu triste.
Elle se leva, décida de préparer le repas sans le réveiller. Mais en attrapant un récipient dans le placard, elle fit tomber un verre. Éclat cristallin qui résonna dans toute la maison. Pourtant, Lapaz ne broncha même pas. Il devait vraiment être mort de fatigue.
Pourquoi avait-elle envie de prendre soin de lui ?
Presque envie de le serrer dans ses bras… Presque.
Elle n’avait jamais été aussi proche d’un homme. Pourtant, il ne resterait qu’un ami. Elle regretta un instant que la vie l’ait faite différente des autres femmes. Elle aurait pu être heureuse à ses côtés.
Elle continua sa tâche et s’aperçut que Sherlock ne la quittait pas des yeux, assis près de sa gamelle vide.
— Tu as faim, mon chien ? chuchota-t-elle.
Il lui répondit en pleurnichant.
— Ton maître manque vraiment à tous ses devoirs ! Mais je sais pas ce que je vais te filer à bouffer…
Dans le réfrigérateur, elle trouva une boîte de thon. S’il avait vraiment faim… Elle vida la boîte dans l’écuelle et le chien se jeta sur la nourriture sans se poser de questions. Depuis quand n’avait-il pas mangé ?
Elle mit ensuite la table et se résigna enfin à réveiller Vincent. Elle s’assit à côté de lui, hésita un instant. Puis elle posa une main sur son bras, remonta doucement vers son épaule.
— Vincent ! Tu m’entends ?
Après un grognement, il se tourna de l’autre côté et Servane remarqua alors de fines cicatrices sur son dos. Elle le secoua légèrement.
— Vincent ! Réveille-toi…
— Quoi ?
Il dormait encore et elle sourit. Elle le bouscula un peu plus rudement et cette fois, il sursauta.
— C’est toi ? murmura-t-il.
— Oui, c’est moi…
Il se redressa et s’assit contre l’accoudoir du canapé. Les paupières encore lourdes, le regard dans le vague.
— Ça fait longtemps que t’es là ?
— Une petite heure.
— Désolé… Je me suis allongé et je suis tombé… Tu aurais dû me réveiller !
— C’est pas bien grave… Et puis comme ça, j’ai pu faire à manger pour nous et pour le chien… Tu lui donnes jamais à manger ?
— À qui ?
— À Sherlock !
— Si, bien sûr…
— Ben là, il était mort de faim !
— Un clébard a toujours la dalle, de toute façon !
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