— J’ai compris… Par contre, hier soir, t’étais pas obligée de recommencer !
Il avait pensé à cela toute la nuit, s’efforça pourtant de garder un air détaché.
— C’était pour faire plus vrai ! dit-elle en riant.
— Je vois ! répondit-il en masquant sa déception.
— On va directement là-haut ?
— Oui, il ne faut pas trop tarder car il est déjà tard… Tu es sûre de vouloir m’accompagner ?… C’est le chemin où tu as chuté la dernière fois.
— Je sais, mais depuis, j’ai fait des progrès !
— Exact… En plus, les gardes ont retapé le sentier au début de la saison touristique… On passe sans problème désormais.
— Et puis, cette fois, tu ne me laisseras pas tomber, hein ?
— Si tu es sage, je te tiendrai même la main…
— Tu sais, personne ne nous observera, là-haut ! Alors inutile de jouer aux amoureux transis !
Vincent aurait aimé que ce ne soit qu’un jeu.
Il se concentra sur la route et surtout, sur ce qu’il espérait trouver aux cabanes de Talon. Il ne fallait pas qu’il se laisse dévorer l’esprit par cette histoire sans issue. Une impasse qu’il devait éviter de prendre.
Toute la nuit, il s’était posé des milliers de questions : sur Pierre, sur Julien, sur Émeline… Et sur Servane. Il s’était regardé en face dans le miroir, avait affirmé haut et fort : Je ne l’aime pas ! Non, je ne l’aime pas … Ou plutôt : Je ne dois pas l’aimer .
Il ne voulait pas souffrir. Ne voulait pas échouer.
Il pouvait la considérer comme une amie, rien de plus ; simple question de volonté.
Et sa volonté était toujours d’acier.
Le pick-up roulait vite. Depuis le 15 août, les touristes étaient moins nombreux, la montagne respirait mieux. Et la route s’offrait à eux.
Juste avant l’entrée d’Allos, une grande ligne droite bien tracée. La vitesse qui augmente, l’asphalte qui défile ; monotone, régulier.
— Vincent ?
Il dormait !
— Vincent ! hurla Servane en saisissant le volant.
Il se réveilla d’un seul coup, à temps pour rattraper la trajectoire. Ils n’étaient pas passés loin de l’accident.
— Arrête-toi ! ordonna la jeune femme.
La voiture stoppa sur un terre-plein poussiéreux. Vincent ferma les yeux, appuyant sa nuque contre l’appuie-tête.
— Désolé, murmura-t-il.
— Tu es crevé ! Je vais conduire… Et nous irons là-bas un autre jour.
— Non, j’y vais ce soir… C’est rien, juste un coup de barre.
Servane soupira.
— Ça peut attendre demain ! Tu te rends compte ? Si tu avais été seul, tu finissais dans le torrent !
— On y va ce soir, s’entêta le guide. Parce que sinon, je ne dormirai pas cette nuit encore…
Elle prit alors conscience de sa détresse, des doutes qui le rongeaient et l’empêchaient de trouver le repos. Depuis des semaines, des mois. Alors que chaque jour, il conduisait un groupe de clients. Des kilomètres et des kilomètres parcourus depuis le début de la saison. Il devait être mort de fatigue. Sur la corde raide.
— Laisse-moi au moins conduire jusqu’au départ du sentier, dit-elle doucement. Tu pourras te relaxer un peu…
Ils échangèrent leur place et Servane reprit la route. Mais Lapaz ne dormait plus. Après une telle montée d’adrénaline, son cœur refusait de se calmer.
— Il faut aimer le danger avec moi ! dit-il. Les chutes, le feu, les dérapages contrôlés…
— Les pâtes trop cuites…
— Les pâtes trop cuites ? J’ai osé te faire ça ?
— Oui, mais c’était juste une fois.
Ils se mirent à rire, évacuant la peur. Rien à faire, ils étaient bien ensemble. Unis par quelque chose d’impalpable, d’indéfinissable.
— Elle est vraiment super à conduire, cette bagnole ! Mieux encore que la Jeep de la gendarmerie !
— Je te la léguerai sur mon testament, promit Vincent.
— Elle ne vaudra plus rien ! Donne-la-moi tout de suite…
— Et moi, comment je fais ? J’aime la marche à pied, c’est vrai, mais…
— Je te file ma Mazda !
— Ben voyons ! Je veux pas d’une voiture de gonzesse !
— J’adore quand tu prends tes airs de macho ! T’es à mourir de rire !
Ils traversèrent le village et s’engagèrent sur la route étroite du Super Allos, sorte de gigantesque lotissement où se suivaient les pointus ; fourmilière en été, désert hors saison. Puis ils bifurquèrent vers la forêt de Vacheresse. Servane passa en quatre roues motrices pour gravir la piste.
— Tu t’en sors pas mal pour une fille ! ricana Vincent.
— Qu’est-ce que c’est encore que ces préjugés à la con ?
— Je croyais que t’aimais ça, quand je prenais mes airs de macho ! Comment tu dis, déjà ? Mon numéro de grand méchant séducteur !
— C’est vrai que tu excelles dans ce registre ! Mais tu peux y aller, ça n’a aucun effet sur moi…
Dommage.
Elle était radieuse, ne s’apercevant même pas qu’elle lui faisait mal. Que chacune de ses phrases était une lance qui se fichait profondément dans sa chair.
À moins que… Peut-être en avait-elle conscience, finalement ? Peut-être s’amusait-elle avec lui ?
Cet éternel jeu de la séduction… Ce jeu qu’il adorait.
Oui, Servane aimait peut-être le trouble qu’elle suscitait en lui.
Mais il préféra se dire qu’elle ne se rendait pas compte du supplice qu’elle lui infligeait.
Le pire, c’est qu’il en redemandait chaque jour…
Et voilà, il recommençait à penser à eux.
Mais il y arriverait, simple question de volonté.
Et sa volonté était toujours d’acier.
Les cabanes de Talon approchaient. Servane et Vincent marchaient depuis déjà une heure et demie. Rythme soutenu, tension palpable.
Lapaz ne plaisantait plus, désormais ; concentré sur l’espoir de trouver une réponse là-haut, tandis que Servane se préparait à l’échec.
— Ça va ? Je ne vais pas trop vite ? demanda-t-il. Tu veux faire une petite pause ?
— Non, c’est bon, prétendit-elle d’une voix qui trahissait son essoufflement. Je me reposerai aux cabanes… Tu as prévu une lampe pour le retour ?
— Bien sûr.
Ils continuèrent leur ascension dans la forêt de pins noirs et distinguèrent soudain une silhouette sur le sentier. Quelqu’un descendait en sens inverse.
— C’est Julien, annonça Vincent.
— Merde ! Qu’est-ce qu’on va lui dire ?… Et si on se planquait ?
— Trop tard, il nous a vus… Allez, on avance et tu me laisses faire.
Ils se retrouvèrent quelques instants plus tard face à Mansoni. Après les poignées de main d’usage, le chef de secteur du Parc attaqua l’interrogatoire.
— Vous allez où, à cette heure-là ?
— On monte jusqu’aux cabanes, éluda simplement Vincent.
— Vous risquez de rentrer de nuit…
— Et après ? Je suis guide, je te rappelle !
— Bien sûr, mais la demoiselle…
— La demoiselle s’en sort très bien, ajouta Lapaz en souriant.
— Remarque, vous pouvez dormir au refuge… Parce que l’orage est pas bien loin.
— T’inquiète pas pour nous !
— Mais qu’est-ce que vous allez faire là-haut ? insista Julien.
— On se dégourdit les jambes ! improvisa Servane.
Vincent lui décocha un regard sévère.
— Et toi ? demanda-t-il. T’as fait quoi ?
— Je suis allé jeter un œil au nid de l’aigle.
— Tout va bien ?
— Oui… Les deux aiglons sont en pleine forme ! Allez, je vous laisse… Passez une bonne soirée et… soyez prudents, protégez-vous… De l’orage, je voulais dire !
Il traça son chemin et Servane le flingua à distance.
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