Une lettre écrite par Pierre à l’attention de son meilleur ami.
Servane voulut céder sa place devant le moniteur à Vincent, même si elle mourait d’envie de découvrir le message laissé par Cristiani. Il posa une main sur son épaule, pour lui intimer l’ordre de rester sur la chaise.
— Imprime-la, s’il te plaît…
Lire un message sur l’écran rappelait trop de mauvais souvenirs au guide. Il voulait au moins tenir une feuille de papier entre ses mains.
Servane s’exécuta, évitant de consulter l’écran, embarrassée de violer ainsi leur intimité. Tandis que la lettre sortait des entrailles de l’imprimante, Vincent prit une profonde inspiration ; la sensation qu’un étau lui broyait la gorge, qu’un acide brûlait ses yeux.
Il récupéra les deux feuilles et s’écarta légèrement de Servane qui avait refermé le document et attendait la suite des instructions.
Ne pas le brusquer.
Elle savait ce que ce moment représentait pour lui.
Mais, à sa grande surprise, il attaqua la lecture à voix haute.
« Vincent,
Je vais peut-être mourir. D’ailleurs, si tu es en train de lire cette lettre, c’est que je suis mort…
Désolé de ne pas t’écrire de façon manuscrite, mais j’ai peur que quelqu’un ne tombe sur la lettre par hasard et je ne veux pas qu’un autre que toi puisse lire ce que je m’apprête à t’écrire.
Cette après-midi, je ne sais pas encore quel sera mon avenir. Je ne sais même pas s’il m’en reste un. À vrai dire, je suis perdu. »
Vincent fit une première pause.
Servane s’était assise à même le sol, dans la pénombre, se faisant aussi discrète que possible. Il avait décidé de partager avec elle ce témoignage, elle était consciente qu’il s’agissait là d’une marque de confiance absolue. Qui la touchait profondément.
La voix chaude de Vincent reprit, un peu vacillante.
« Cela fait des semaines que j’ai envie de me confier à toi. Mais je n’ai pas réussi à te parler, je l’avoue. Peur de perdre ton amitié, sans doute… Essentielle, pour moi.
La dernière fois qu’on s’est vus, on s’est engueulés… C’est con, ça ne nous arrivait jamais. Je n’aurais pas dû te juger, je n’en avais pas le droit. J’aurais dû te soutenir, plutôt. Car je sais que tu as souffert, ce matin-là, lorsque tu as appris la mort de Myriam. J’aurais dû te parler, t’écouter… Je n’ai fait que te condamner. Je m’en excuse, mon frère. »
Vincent dut s’arrêter une nouvelle fois. De plus en plus pénible. Pourtant, ces mots lui faisaient autant de bien que de mal ; il avait l’impression que son ami se tenait là, devant lui. Toujours vivant. Qu’ils allaient tomber dans les bras l’un de l’autre.
Servane avait les larmes aux yeux mais tenta de les garder pour elle.
Vincent reprit sa lecture. L’émotion avait encore modifié sa voix.
« Je m’en excuse, mon frère. Et j’espère que tu m’as pardonné. Mais je n’ai pas que ça à me faire pardonner. Tant de choses, en vérité…
Il y a quelque temps de cela, j’ai découvert que Mansoni touchait de l’argent de Lavessières ; sur ses fonds propres, et sur les fonds de la mairie. Tu trouveras les détails sur l’autre document, inutile que je te les donne dans cette lettre.
Bien sûr, j’avais l’intention de révéler ce scandale, j’ai pourtant préféré aller d’abord voir Julien, histoire de lui offrir une chance de s’expliquer. Mais il n’a rien voulu dire, il est même devenu menaçant.
Ce soir encore, je ne sais donc pas pourquoi Lavessières file ce fric à Mansoni. Mais je crois pouvoir dire que Julien le fait chanter. Et qu’il doit savoir quelque chose de vraiment compromettant sur ce salaud pour avoir réussi à lui soutirer tant de fric…
Tu dois te demander pourquoi j’ai gardé tout cela pour moi… Pas facile de te l’avouer, mais il le faut pourtant. Cela fait plus d’un an que Ghislaine et moi sommes amants. Au début, c’était un accident. Un homme et une femme attirés l’un par l’autre et qui se retrouvent seuls, un soir… Mais l’accident en question s’est répété. S’est même transformé en relation durable. Je n’ai pas le temps, aujourd’hui, de t’expliquer pourquoi, ou comment. D’ailleurs, en serais-je capable ?… Parfois, on a du mal à se comprendre soi-même.
André Lavessières était au courant de ma relation avec Ghislaine et si je parlais du fric qu’il avait filé à Mansoni, il menaçait de révéler mon infidélité à Nadia. Il m’a même montré une photo où l’on peut voir Ghis et moi en train de nous embrasser.
Alors, j’ai gardé le silence et j’ai accepté d’être corrompu à mon tour. De recevoir du fric, pour fermer ma gueule…
Mais aujourd’hui, j’ai pris ma décision, enfin.
Ce soir, j’ai rendez-vous avec Ghislaine. Pour lui annoncer notre rupture. Je sais que je vais la faire souffrir. Elle m’a dit si souvent à quel point elle avait peur que je l’abandonne… À quel point elle m’aimait. Elle aurait quitté Julien, pour moi. Mais moi, je n’aurais pas quitté Nadia pour elle.
Ce soir, cette histoire sera terminée. Cette histoire qui jamais n’aurait dû commencer.
Ce soir, je verrai Ghislaine pour la dernière fois… Je sais qu’elle est au courant de ces magouilles : impossible qu’il en soit autrement. Ce fric, elle en profite elle aussi… Pourtant, je n’ai jamais pu vraiment en parler avec elle jusqu’à présent. J’ai tenté de savoir, bien sûr… Mais dès que j’évoquais leur train de vie disproportionné par rapport au salaire que touche Julien, elle se braquait et refusait de parler.
D’ailleurs, depuis quelques semaines, je la vois moins régulièrement, sans doute parce que je sais que bientôt, je ne la verrai plus du tout. Je ne peux pas supporter l’idée qu’elle soit complice de son mari… Je pense que Julien lui ment quant à la provenance de cet argent et qu’elle évite de trop se poser de questions… Je la connais bien, c’est quelqu’un d’étrange, de particulier… Julien lui fait peur, j’ai moi-même pu constater à quel point il pouvait devenir menaçant et violent… Méconnaissable. Combien de fois m’a-t-elle demandé de tout plaquer pour qu’on s’en aille tous les deux refaire notre vie ailleurs… Comme si cela était possible ! Mais Ghis est comme ça… Un peu folle parfois… une folie douce dont j’aurai du mal à me passer, je ne peux te le cacher. Pourtant, ce soir je la quitterai.
Et demain, lorsque les enfants seront couchés, je parlerai à Nadia. Je lui révélerai tout pour Ghislaine et moi.
Je risque fort de la perdre, je risque de tout perdre, mais je ne peux pas continuer ainsi. Si je perds Nadia, je ne sais pas si j’y survivrai. Mais je n’ai plus d’autre choix désormais. Me voilà au pied du mur…
Ensuite, j’irai voir Vertoli pour lui raconter ce que je sais ; je lui confierai les quelques documents en ma possession, il ouvrira une enquête et j’espère que cela aboutira.
Dans moins d’une semaine, tout sera terminé. Si je survis jusque-là…
Oui, Vincent, je m’apprête à parler. Ma vie va basculer, je le sais. Mais j’espère seulement que Nadia saura me pardonner. Car c’est avec elle que je veux vivre le restant de mes jours. Aujourd’hui, j’en suis certain. Pourtant, à un moment donné, j’ai douté. Parce que nous avons traversé une mauvaise passe, elle et moi… Et Ghislaine est arrivée pile à ce moment-là. Tu vois, Vincent, la vie nous conduit parfois sur des sentiers dangereux… Non, ce n’est pas la vie, au final. C’est nous, et nous seuls… Je n’ai aucune excuse.
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