— Et c’est quoi, votre genre ? questionna Vincent avec un petit rire. Les blonds à lunettes, style intello ? C’est ça ?
— Raté…
— Quoi alors ? Les mecs en uniforme ?
Elle leva les yeux au ciel. Mais il insistait, désireux de connaître la raison de ce refus. Tellement inhabituel pour lui.
— Alors, Servane ? Dites-moi… C’est quoi, votre genre ?
— Les grandes brunes…
Il resta médusé un instant avant d’éclater de rire. Servane se mordit la lèvre, coupable d’avoir livré son terrible secret, fixant Vincent d’un air désespéré.
Il se marrait toujours, galvanisé par l’alcool, et il se leva.
— Très drôle ! lança-t-il.
Il la regarda enfin, comprit qu’elle ne plaisantait pas. Elle avait l’air tellement désemparé qu’il cessa de rire et revint près d’elle.
— Ça vous choque ? murmura-t-elle.
— Non… Je… Je ne m’attendais pas à ça, c’est tout.
— Personne ne s’y attendait…
Il tourna la tête, comme si c’était lui qui avait honte. Parce que Servane avait honte, n’assumant visiblement pas sa différence. Vincent prit sa main dans la sienne, elle se pétrifia.
— C’est ça que votre père ne vous a jamais pardonné ?
Elle hocha simplement la tête.
— Alors, c’est un gros con, conclut-il.
Elle semblait étonnée de sa réaction. Elle pensait être violemment rejetée, comme cela lui arrivait trop souvent.
— Il ne faut pas qu’ils le sachent à la caserne ! Sinon, je suis foutue !
— Ne vous en faites pas, Servane. Je serai muet comme une tombe… Je crois en effet qu’ils ne sont pas prêts à accepter cela. Pas tous, en tout cas.
— Je pensais que vous aussi, vous n’étiez pas prêt, reconnut-elle.
— Pourquoi ? Parce que je suis un ermite qui vit au milieu de nulle part ?
— Non, parce que vous avez une vision des femmes particulièrement… machiste !
— C’est l’impression que je donne, sans doute… Mais ce n’est qu’une impression, je vous assure. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour les femmes…
— De l’admiration ?
— Oui… Je les trouve souvent plus fortes que les hommes. Plus courageuses, si vous préférez.
À son tour de se confesser.
— Si on m’exilait dans un monde sans femmes, je crois que ce serait la pire des punitions…
— J’imagine ! s’esclaffa Servane. Une diète forcée, une terrible torture pour vous !
— Non, c’est pas ce que j’ai voulu dire… ! Un monde sans femmes, ce serait comme… un monde sans eau, sans chaleur, sans… lumière. Un monde où on aurait toujours soif, toujours froid et toujours peur.
— C’est vachement beau, ce que vous venez de dire…
— Je voudrais tomber amoureux, je voudrais tant revivre ça… Mais c’est plus fort que moi… Je n’y arrive plus. Je détruis tout, je n’y peux rien.
— Vous y arriverez, Vincent. J’en suis sûre.
— Non, c’est fini… Terminé.
Il porta la main à son cœur.
— C’est cassé !
— Vous avez peur, c’est tout.
— Peur ?
— Oui, peur… Mais les peurs, ça se contrôle, c’est vous-même qui me l’avez dit.
Il préféra ne pas répondre. Ne pas avouer.
— Vous m’en voulez ? s’inquiéta Servane.
— D’être…
Comment dit-on déjà ? Lesbienne, homosexuelle… ?
— De quoi pourrais-je bien vous en vouloir ? répondit-il finalement.
— On peut rester amis, alors ?
— Bien sûr ! D’autant qu’avec vous, je ne risque pas de tout gâcher !
Elle se laissa aller, posa sa tête beaucoup trop lourde contre les coussins du canapé.
— Vous avez une copine ?
— J’ai vécu deux ans avec une fille. Frédérique… Nous nous sommes séparées un peu avant que je rentre dans la gendarmerie… On n’arrêtait plus de s’engueuler et un jour elle a bouclé ses valises… Je n’ai rien fait pour la retenir d’ailleurs. Mais aujourd’hui, elle m’a téléphoné. Elle a laissé un message sur mon répondeur… Je ne sais pas si je dois la rappeler. J’avais fait une croix sur cette histoire… J’ai pas envie de souffrir à nouveau.
— Je comprends. Prenez le temps de réfléchir… La nuit porte conseil.
— J’arriverai jamais jusqu’au deuxième ! Putain, mais pourquoi j’ai bu autant ? Je suis dingue…
Elle riait à nouveau. Vincent la trouva sublime.
— Je vais vous aider !
Il la prit dans ses bras, la souleva sans difficulté. Puis il s’engagea dans les escaliers. Là, c’était plus dur. Ses jambes étant incertaines, son équilibre précaire, il trébucha à plusieurs reprises. Servane riait toujours comme une adolescente tandis qu’il peinait de plus en plus. Pourtant, ils arrivèrent à bon port et Vincent la déposa sur le lit avant de lui ôter ses chaussures.
— Voilà, vous pouvez fermer les yeux, maintenant !
— Il faut me réveiller à 6 heures demain ! Sinon, je vais être en retard…
— Aucun problème.
Il s’éloigna à pas feutrés.
— Vincent ?… Vous promettez, hein ?
— Ne vous inquiétez pas… Même sous la torture, je ne dirai rien !
Il éteignit la lumière mais elle l’appela encore.
— Vincent ? Ça m’a fait du bien de parler avec vous… Vous êtes un mec bien.
Il sourit dans l’obscurité. De pauvre type, il s’élevait au grade de mec bien . Son ego apprécia.
— Bonne nuit, Servane.
Il redescendit au rez-de-chaussée. Un peu sonné. Par l’alcool, par les révélations. Il repensa à sa tentative d’approche et se mit à rire tout seul.
Aucune chance d’y arriver !
Il débarrassa la table et ouvrit la porte pour laisser sortir Galilée. Il resta un moment sur la terrasse, appuyé contre la balustrade, goûtant les senteurs nocturnes, vidant son esprit.
Sans deviner la silhouette qui veillait dans l’ombre.
Servane se leva de bonne heure et d’excellente humeur. Elle n’était pas de service aujourd’hui mais hors de question de traîner au lit : la boucle des lacs l’attendait.
Vincent l’attendait.
Elle attaqua par un petit déjeuner gargantuesque, de quoi tenir jusqu’à midi. Puis elle écouta les informations du matin d’une oreille distraite, tout en se préparant. Un vieux jean coupé aux genoux, un tee-shirt et sa nouvelle paire de chaussures de marche, choisie sur les conseils de Vincent. Bien en avance sur l’horaire, elle descendit les quatre étages en chantonnant. Sur le parking, elle aperçut un jeune homme, alla naturellement à sa rencontre.
— Je peux vous renseigner ? Vous cherchez quelqu’un ?
— Non, merci. J’habite ici… Je suis Nicolas Vertoli, le fils de l’adjudant…
— Enchantée de faire votre connaissance ! dit-elle en lui serrant la main. Moi c’est Servane Breitenbach. Je ne vous avais jamais vu avant…
— Je vis à Nice. Je suis étudiant là-bas… Je ne rentre pas tous les week-ends. Et vous ? Ça fait longtemps que vous êtes ici ?
— Je suis arrivée au début du mois de mai.
— Vous partez en randonnée ?
Elle hocha la tête.
— Seule ?
— Non ! Avec un guide…
— Lapaz ?
— Oui.
Elle observa le jeune homme qui venait d’allumer une cigarette. Entre vingt et vingt-cinq ans, il ne ressemblait guère à son père mais avait l’air aussi triste que sa mère. Peut-être avait-il hérité de son état dépressif ?
Il lui proposa une clope.
— Vous faites quoi, comme études ?
— Lettres modernes.
— Super… Vous vous destinez à quelle carrière ?
— Prof…
— Prof ? répéta Servane d’un ton admiratif. C’est génial !
— Bof…
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