Ils passèrent à table, il attendit le verdict. Mais il n’était guère inquiet : il aurait pu lui mettre à peu près n’importe quoi dans l’assiette, elle aurait fait semblant d’aimer.
— C’est délicieux ! fit-elle avec un sourire gourmand.
— Eh oui ! En plus de savoir lire, je sais cuisiner !
— Tu as beaucoup de qualités, en somme…
Et tant de défauts aussi. Mais ça, tu le découvriras plus tard. Tu as tout le temps…
Au fil du repas, Myriam parla beaucoup, dévoilant sa personnalité qu’il jugea fragile et peu équilibrée. Une jeune femme à peine sortie de l’adolescence, mais qui déjà, avait souffert.
Beaucoup.
Simple constat pour Vincent qui avait enfilé son gilet pare-balles dès qu’elle avait passé le seuil de sa maison.
Elle a souffert, et alors ?… Moi aussi.
Après le repas, ils sortirent un instant sur la terrasse, accueillis par une nuit laiteuse et froide où un fragment de lune se devinait au-delà du rideau de nuages. Appuyés contre la balustrade en mélèze, ils écoutèrent un moment la lente respiration de la montagne. Puis Vincent se rapprocha de Myriam, la prit dans ses bras. Il sentit qu’elle tremblait un peu, de froid sans doute. Il caressa ses longs cheveux, flamboyants. Attrapant sa main, il l’invita à retourner à l’intérieur où ils retrouvèrent la douce chaleur du feu qui agonisait dans l’âtre.
Mais Myriam se dégagea de son emprise et s’installa sur le divan pour se servir un deuxième café. Elle aurait débarrassé la table et même fait la vaisselle ; elle aurait fait n’importe quoi pour retarder le moment que son corps invoquait pourtant avec violence mais que son esprit appréhendait démesurément.
Avait-elle conscience de la souffrance qui s’ensuivrait ?… Ou était-ce simplement la peur de ne pas être celle qu’il attendait ?
Vincent ne lui laissa pas le temps de répondre à cette question. Il l’obligea doucement à se lever, à venir contre lui.
Oublier Laure. Le temps d’un instant, d’une étreinte.
Surtout, ne pas fermer les yeux, sinon elle réapparaîtrait. S’imposerait entre eux.
Il passa ses mains sous le pull de Myriam, remonta lentement le long de son dos ; velouté exceptionnel de sa peau…
Ses lèvres se glissèrent dans son cou ; aura enivrante de son parfum, tendresse cannibale de sa bouche…
Elle frissonnait encore légèrement, ce n’était plus de froid.
Vincent aimait cette retenue, cette anxiété. Cette inexpérience, cette jeunesse.
À lui de briser ses réticences, de lui montrer de quoi elle était capable.
À lui de mener la danse vertigineuse.
Il ne tenta pas de la rassurer, juste de l’enflammer. Briser les chaînes, une à une, ouvrir les cadenas, trouver le passage défendu.
Il la déshabillait en prenant son temps, alternant les mots tendres ou crus à son oreille. En l’habituant à ses mains sur sa peau, en goûtant chaque centimètre carré de sa chair, en attisant chaque atome de son corps comme autant de petites braises.
Il se montrait à la fois délicat et autoritaire, et Myriam se révéla enfin. Osa ce que son instinct lui dictait.
Elle voulut l’entraîner vers le sofa, il la força lentement à reculer jusqu’à la table. Elle bascula en arrière, trouva appui sur ses mains et l’emprisonna entre ses jambes en une invitation un peu sauvage.
La tête penchée, les yeux fermés et les reins cambrés, elle était divine.
Elle sentit un prodigieux séisme dans son ventre ; suivi d’une violente étincelle qui pulvérisa son cœur avant de faire exploser son cerveau.
Elle lui appartenait. Pour la vie.
Il lui appartenait. Pour une nuit.
* * *
En début de soirée, Servane avait pris sa voiture, sans destination précise. Lassée de tourner en rond dans son studio minable. À l’échelle de son existence, sans doute…
Arrêtée sur les hauteurs d’Allos, elle contemplait les lumières de la vallée, maigre consolation de l’absence d’étoiles.
Il y avait bien longtemps qu’elle ne s’était pas sentie si seule. Loin de sa famille, de ses amis.
Que venait-elle faire ici ?
Une cassette de blues se déroulait dans le vieil autoradio, accompagnant à la perfection son vague à l’âme. Elle songea soudain à son père, tenta d’imaginer ce qu’il était en train de faire à cette heure tardive. Regardait-il la télévision en compagnie de sa nouvelle femme ? Dormait-il déjà ?
Pense-t-il à moi ? Comment savoir…
Depuis deux ans, ils étaient devenus des étrangers. Séparation brutale, injuste.
Non, elle n’était pas responsable, c’était lui le coupable. Pourtant, elle avait du mal à lui en vouloir, nourrissant encore l’espoir de le revoir, de renouer un dialogue avec lui. Il lui manquait tant ce soir…
Elle appuya sa tempe sur la vitre froide, ferma les yeux pour ne pas voir ses larmes.
Elle n’y pouvait rien ; la vie avait choisi pour elle.
Elle se décida enfin à rentrer et démarra, brisant le silence de cette nuit sans chaleur. En descendant vers le village, elle remarqua soudain une lueur isolée dans la montagne ; l’Ancolie, unique point lumineux perdu au cœur des ténèbres végétales. Elle pensait souvent à Vincent, seule personne ici lui ayant accordé un peu d’attention. Non, elle était injuste de penser cela : il y avait aussi l’adjudant Vertoli qui se montrait présent. Un peu paternel, même. D’ailleurs, il lui rappelait son vieux. Même stature, même âge, mêmes cheveux grisonnants. Cette idée la rassura, elle essuya ses larmes.
En croisant la route qui montait au lac, elle eut soudain envie de rendre visite au guide. Elle freina brutalement, hésita un instant. Puis se ravisa et reprit le chemin de la caserne. Elle ne le connaissait pas suffisamment pour s’autoriser à le déranger à cette heure.
D’ailleurs, elle n’avait personne à déranger ici.
Elle avala les kilomètres beaucoup trop vite et arriva rapidement à la gendarmerie qui semblait déserte. Elle se dirigea vers l’Edelweiss, le grand bâtiment qui regroupait les appartements de fonction. L’Edelweiss… Ils avaient cruellement manqué d’imagination en baptisant ce chalet ! Le studio de Servane était au quatrième et dernier étage, bien situé et ensoleillé. Mais tellement impersonnel.
Qu’est-ce que je suis venue faire ici ? se répéta-t-elle encore. Où est ma vie ?
Devant l’entrée, un de ses collègues s’était assis sur les marches pour fumer une cigarette. Matthieu, jeune brigadier d’une trentaine d’années, en poste ici depuis deux ans. Plutôt beau gosse, un peu ténébreux.
— Bonsoir, Servane ! Tu es sortie ?
— Juste allée faire un tour, histoire de prendre l’air…
— C’est dur ici, non ?
— Un peu, avoua-t-elle en s’adossant à la rampe.
Ils restèrent silencieux un moment et Matthieu lui proposa une cigarette.
— Tu sais, reprit-il, je voulais te dire… C’est bien que tu sois là… Je veux dire… Qu’on ait une femme dans l’équipe. Ça change un peu !
— Merci… Mais j’ai l’impression que je ne suis pas appréciée de tout le monde !
— Bof ! Ils ont l’air comme ça, mais ils ne sont pas méchants ! Il faut leur laisser le temps de s’habituer ! Ils jouent aux machos, c’est tout… Ça te dirait de monter boire un verre dans mon magnifique une pièce ?
Elle s’apprêtait à refuser mais songea soudain qu’elle devait saisir cette opportunité de se faire un ami.
— Avec plaisir. Mais je ne resterai pas trop longtemps.
— Comme tu voudras ! répondit-il en se dépliant. Je suis au rez-de-chaussée…
Matthieu ouvrit la porte de son jardin secret. Le même appartement que celui de Servane, mais mieux aménagé. Avec des touches personnelles qui lui conféraient une âme. Affiches de films aux murs, guitare sèche près du lit, impressionnante collection de bandes dessinées sur les étagères.
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