Même à tuer un garde-moniteur ou un garde-chasse.
* * *
Après avoir déposé Pierre au bureau du Parc, Vincent fit une halte au centre d’Allos. En empruntant la rue commerçante, sous un ciel de plus en plus menaçant, il aperçut Servane scotchée devant la vitrine de la boutique d’articles de sport.
— Alors, brigadier, on fait les magasins ?
Elle se retourna promptement, agréablement surprise.
— Bonjour, Vincent ! Comment allez-vous ?
— Bien, merci… Et votre voiture ?
— Je l’ai récupérée hier soir.
Ils allaient tous les deux faire quelques achats à l’unique supérette, décidèrent de s’y rendre ensemble. Ils longèrent un bistrot à la terrasse duquel était attablée une poignée d’hommes bruyants et joyeux. Quelques sifflements saluèrent le passage de Servane, elle feignit de ne pas les entendre. Mais ils s’en prirent ouvertement à Vincent dès qu’il eut dépassé le troquet.
Tiens, voilà le cocu !
Ouais ! Et apparemment, il se console avec une jolie petite blondinette !
Servane se retourna, effarée. Vincent fit mine d’ignorer superbement ces quolibets.
Eh ! Attention, mademoiselle ! Ne restez pas avec ce type !
Venez plutôt boire un verre avec nous !
Eh, le cocu ! T’es devenu sourd ?
Vincent continua à marcher tandis que Servane le dévisageait avec stupeur.
— Qu’est-ce qui leur prend ?
— Ne les écoutez pas, ordonna sèchement le guide.
Il accéléra le pas, ils bifurquèrent en direction du petit supermarché ; elle ne put retenir ses questions plus longtemps.
— Pourquoi ces types vous en veulent ?
— Parce que je bosse pour le Parc. Ce sont des chasseurs et le Parc les emmerde. Voilà pourquoi.
— Ils font pareil avec les gardes ?
— Bien pire…
— Quels cons ! conclut-elle.
Vincent semblait fortement contrarié par l’incident. Face à son silence, Servane ne savait trop quel comportement adopter.
— Au fait, dit-elle, je voulais encore vous remercier pour la randonnée… C’était vraiment très sympa !
— Content que ça vous ait plu. On recommencera, un de ces jours…
— Oui, très volontiers… Mais j’attends que vous organisiez des sorties de groupe… À cent balles !
Il sourit enfin, elle fut soulagée.
— Vous savez, si je recroise ces types, je n’hésiterai pas à leur répondre, ajouta-t-elle.
— Ne faites pas ça. Surtout sans votre uniforme !
— Pourquoi ? Ils ne me font pas peur !
— Moi non plus. Mais leur répondre, c’est leur donner de l’importance. Et ils n’en ont aucune.
— C’est pas faux. Pourtant, je ne sais pas comment vous faites pour garder votre calme…
— L’habitude.
Il la fixa droit dans les yeux.
— Vous finirez par l’apprendre, alors autant que ce soit moi qui vous le dise : depuis que ma femme s’est tirée avec un touriste, mes ennemis m’appellent ainsi. Le cocu du village, c’est moi. Mais ça ne me touche plus à présent. Et puis aucun d’entre eux n’osera jamais me le dire en face… Seul à seul en tout cas !
Elle bégaya quelques mots.
— Je suis… désolée, je ne… savais pas…
— Pas grave. C’est de l’histoire ancienne.
Elle venait enfin de comprendre ce qui rongeait cet homme, la raison de cette souffrance à peine voilée.
La raison, ou une des raisons…
Ils se séparèrent bien vite, un peu plus proches que l’instant d’avant.
Myriam ramena ses cheveux en arrière puis se remit à étudier la carte. Quant à Vincent, il avait déjà choisi son menu, ce soir. Il observait la jeune femme assise en face de lui avec un soupçon de prédation au fond des yeux.
Vraiment ravissante ; un visage tout en arrondis, des yeux verts, des cheveux qui n’en finissaient pas. Avec le charme naturel de ses vingt ans.
Il avait été facile de l’inviter à dîner, tout comme il serait facile de l’emmener plus loin. Un numéro de séduction que Vincent maîtrisait à la perfection. Passer à l’office du tourisme pendant que Michèle s’en était absentée… discuter un petit moment avec la demoiselle… lui proposer une soirée en tête à tête. Elle ne connaissait personne, ici ; se sentait un peu perdue. Si seule…
Pour leur premier rendez-vous, Vincent avait réservé une table dans un restaurant au cœur de la station de La Foux qui tournait encore au ralenti en cette saison. Cadre chaleureux, intime : feu de cheminée, boiseries, lumière tamisée ; très romantique. Car Myriam était sans doute romantique. Ça lui passerait, avec l’âge et les désillusions.
Elle reposa la carte à côté de son assiette, adressa un sourire timide à Vincent. Il le lui rendit, appuyé d’un regard sans équivoque.
— Votre travail vous plaît ? demanda-t-il.
— Oui, beaucoup… Michèle est sympa et c’est intéressant.
— Vous faites quoi, le reste du temps ?
— J’ai décroché un BTS de tourisme l’an dernier mais c’est mon premier boulot.
La patronne se présenta pour prendre les commandes. Elle évita de dévisager cette jeune inconnue. Tout comme elle évita de trop regarder Vincent dont le sourire de futur vainqueur ravivait en elle de douloureuses réminiscences adultérines. Elle faisait partie de la longue liste des victimes mais ne regrettait rien. Mieux vaut des souvenirs qui font mal que pas de souvenirs du tout. Elle s’éloigna enfin alors que Lapaz reprenait ses stratégies d’approche.
La mettre en confiance.
— Tu étais déjà venue dans la vallée ?
Ce tutoiement rapide dérouta un peu Myriam, mais elle retrouva bien vite la parole.
— Oui, en vacances, avec mes parents… Quand j’étais gosse. J’aime beaucoup la montagne.
Classique. Que dire d’autre pour séduire un guide ?
— Tu aimerais t’installer dans le coin ?
— Pourquoi pas !
— Tu dis ça parce que tu n’y as jamais vécu longtemps ! L’hiver est rude, ici… Et il n’y a pas grand-chose à faire.
— Et vous… Toi, tu y vis bien, non ?
— Moi c’est différent… Je suis né ici. Et puis la montagne, c’est mon métier, ma passion. Il faut avoir ça dans le sang. Sinon, c’est dur de tenir.
Un long silence succéda à cette mise en garde. Les paroles d’un sage.
— J’ai entendu parler de toi ! lança soudain Myriam.
— Vraiment ?
— Oui ! Et tu n’as pas que des amis dans le coin…
— Je n’en ai même que très peu. Mais ce n’est pas un problème. Qu’as-tu entendu sur moi ?
Pourquoi avait-elle balancé cela ? Elle ne pouvait plus éluder la question, désormais.
— Ben… Certains disent que tu es…
Elle hésitait encore, il l’encouragea.
— Que je suis… ?
— À la solde du Parc.
Il ne put retenir un petit rire.
— C’est pas vraiment une insulte, non ? Je suis sûr que tu as entendu bien pire !
— C’est vrai, admit-elle.
— Tu verras, les gens aiment bien échanger des potins, par ici ! Rien à voir avec l’anonymat dont on peut profiter dans les grandes villes… Profiter ou souffrir, d’ailleurs.
— Sans doute. Cela dit, les ragots ne m’intéressent pas… J’ai l’impression qu’il y a deux clans dans la vallée : les pro et les anti-Parc…
— Il y a plus que deux clans ! Mais tu as raison, certains n’ont pas digéré l’arrivée du Parc.
— Pourquoi tant d’animosité ?
— Parce que les hommes ont toujours cru que la nature leur appartenait, que ses richesses étaient inépuisables. Sans le Parc, il ne resterait pas grand-chose, ici. Mais ça, ils refusent de l’entendre. Ils ne peuvent plus se servir, chasser comme ils veulent, faire paître leurs brebis où ils veulent… Ils ne peuvent pas construire où ils veulent… Tu imagines les possibilités immobilières si le Parc n’existait pas ? Le nombre de pistes skiables qui seraient ouvertes dans le coin ? Le nombre d’immeubles sortis de terre ? Tout ce fric que certains auraient pu se faire ? Sans songer un instant aux conséquences, au gâchis…
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