— Aussi bon que moi.
Samedi, c’était le jour de leur divorce. Autant fêter ça en musique. Mc Cash s’était rendu au concert de la rappeuse et ils ne s’étaient plus quittés. Il faisait volontiers le mariole en présence d’Angélique mais ils restaient parfois des heures le corps transi, encastrés l’un dans l’autre, ces nuits sans orage où ils se serraient si fort qu’on voyait leurs fissures, sans comprendre ce qui leur arrivait: ils tremblaient d’amour l’un contre l’autre, incapables de se détacher, comme si les larmes qui leur coulaient à l’intérieur les empêchaient de parler.
«Souvenir de la cage,
Susceptible quant à la question cruciale de l’égalité,
Négro,
Je suis pas dans les PTT, ni agent de sécurité,
Négro!»
Ils s’étaient remariés un an plus tard, par amour.
Mc Cash avait prévenu sa femme qu’il avait le cœur trop grand, impossible à rassasier, que l’inassouvi était son créneau, un bastion retranché, sa solitude, il n’était pas seulement amputé d’un œil, il était amputé d’un horizon, mais Angélique l’aimait.
— Fais-moi du bien au lieu de te faire du mal.
Elle ne savait pas que son homme était de la pire espèce, de celles qui se piquent elles-mêmes. Mais Angélique l’aimait, radicalement. Ils se voyaient toutes les semaines, après l’entraînement au club de Saint-Ouen, impatients d’en découdre. Mc Cash ne parlait jamais de son travail à la Criminelle, il n’aimait que ses jambes quand elle s’accrochait à lui et l’afro-beat de son cœur contre le sien, tendre et douce enfant cabossée. Ils faisaient tout à l’envers, vivaient séparés, se retrouvaient au krav-maga, se quittaient tard dans la nuit.
Il est facile d’effacer ses traces à Paris. Les mois étaient passés, les années, avant que Mc Cash, las du chaos de la capitale où il perdait ses nuits, se fasse muter à Rennes. Angélique ne connaissait pas la région mais sa sœur Zoé y avait trouvé du travail. D’ volant de ses propres ailes, la rappeuse avait quitté sa banlieue et le hip-hop pour suivre son «mari».
Ça n’avait pas duré, la foudre sur la savane. Malgré la proximité avec Zoé, Angélique ne trouvait pas ses marques dans l’appartement qu’ils louaient au dernier étage de la tour des Horizons. Instinct close combat, confiance en elle niveau Ground Zero , le regard comme un percuteur quand il revenait le soir, sûre qu’il l’avait trompée, Angélique ravalait ses démons.
«Chaque fois que je pleure
J’entends le sanglot des nouveau-nés captifs
Je vis avec un seul poumon et un pieu planté dans le cœur
Ce qui nous tient
C’est de savoir que nous sommes les descendants de survivants:
Incassables»
Il lui fallait du solide. Quelque chose pour l’apaiser. Un bout de lui quand il n’était pas là, n’importe quoi pour se sentir vivre. Angélique lui avait dit un matin, a priori anodin, alors qu’ils prenaient le petit déjeuner:
— Je veux un enfant, Mc Cash.
Le borgne avait à peine relevé la tête de son café. Il ne fallait pas trop lui parler le matin.
— Pour quoi faire?
— Je suis sérieuse.
— Pas moi, Angel. On ne peut pas compter sur moi. Ce n’est pas nouveau.
Il n’avait jamais vécu avec une femme pour éviter ce genre de scène. Mc Cash n’était pas persuadé que l’humanité passe le siècle, l’avenir du monde était pour lui une farce macabre, et nos dents jaunes sous les masques. Il lui expliqua que faire un enfant était du suicide, mais elle insistait.
— Tu es seul. Moi aussi. Deux bonnes raisons de se multiplier, non? plaida sa femme.
— Je ne tiens pas à me multiplier. Tous les bouquins d’éthologie disent que notre race est vouée à disparaître. Prends un chien si tu veux de la compagnie.
— Pauvre con.
— Ouais.
Mc Cash n’aimait qu’elle mais il ne demandait pas l’exclusivité — un vieux mythe libertaire. S’il croyait qu’on le remercierait pour ça, il se trompait. L’orage avait tourné à la tempête quelques jours plus tard quand, Angélique racontant à Zoé son refus de lui faire un enfant, celle-ci, honteuse et rongée de remords, lui avait appris qu’ils avaient couché ensemble, l’été dernier, un soir d’ivresse. Ce salopard avait couché avec Zoé, sa propre sœur.
Mc Cash n’avait pas eu le temps de s’expliquer (le fait se suffisait à lui-même), de s’excuser (aucune excuse ne valait), il avait juste eu le temps de parer les coups. Angélique frappant sans crier gare, Mc Cash s’était retrouvé au milieu de la cuisine, asphyxié, les testicules dans la gorge. Un combat à mort, à en croire la folie dure qui traversait les yeux de la lionne. Relent d’opprimée, fracture à l’os, haute trahison, Angélique avait profité de sa paralysie momentanée pour arracher le bandeau qui cachait son œil mort, avant de s’attaquer au survivant: son poing avait touché l’arcade, manqué de peu la rétine. Des larmes de haine coulaient quand il avait riposté. Son pied était parti comme un boomerang et l’avait touchée au ventre, de plein fouet. Angélique avait reculé d’un mètre, catapultée contre la vaisselle dégringolée.
Une odeur de sang flottait dans la pièce, détestable. La Sénégalaise se tenait le ventre comme si ses entrailles allaient se répandre sur le carrelage, des larmes de rage et d’impuissance perlant à ses paupières.
Mc Cash l’avait laissée là, sans souffle au milieu de la cuisine, avec ses grands yeux miel suppliants, désemparée. Il était parti sans même prendre un sac. C’était ça ou se tuer.
Quand il était revenu, Angélique avait disparu. L’appartement était vide, sans même un mot d’adieu sur la table. Ils s’étaient mis la peau à l’envers sans cesser de s’aimer, et l’avaient payé cher.
«Ce qui nous lie,
C’est de sentir gronder en nous cette folie cette rage:
Incassable…»
*
Un amour au miroir sans tain, coupable d’on-ne-sait-quoi et qu’il portait aujourd’hui encore comme un fardeau… Le meilleur moyen de ne pas redescendre, c’est encore de jeter l’échelle: Mc Cash n’avait plus eu de nouvelles d’Angélique après leur rupture, ni de sa sœur, il croyait les avoir oubliées mais il se trompait, comme d’habitude. Il revoyait la silhouette de Zoé sur le quai du port d’Audierne, ses larmes cachées sous la voilette, sa gamine couleur pain d’épice et le bouquet pour son père qu’elle tenait à la main… Pour Angélique aussi…
— Tu en fais une tête, nota Alice tandis qu’ils revenaient vers la Jaguar.
Mc Cash était encore sous le choc de la révélation.
— C’était la femme de ton copain Marco? poursuivit sa fille.
— Mm.
— Pourquoi tu lui as tordu le bras?
— C’est une prise indienne: les Sioux faisaient ça pour montrer qu’ils étaient contents de se voir.
— N’importe quoi.
Oui, mais il fallait trouver quelque chose pour faire diversion. Il n’avait pas envie de lui parler d’Angélique, de la perte qu’elle représentait pour lui, Alice ne comprendrait pas sa détresse, la confondrait avec sa mère qu’il avait si peu aimée, si peu longtemps…
— Tu es tout pâle, dit-elle. Tu es sûr que ça va?
Non. Il pleurait les nuits où ils se serraient à s’en lever concassés, unis par cette solitude qui suintait d’eux comme une gelée minable. Il avait tué leur amour. Maintenant Angélique était morte, cent lieues sous les mers. Aux bulots, elle aussi…
Читать дальше