— Depuis quand tu as une fille?
— Je sais pas trop. Tu as quel âge? lança-t-il à Alice.
— Bientôt treize ans.
— Treize ans, répondit Mc Cash.
— J’aime ton sens de l’humour.
— Moi aussi.
Zoé sourit comme un caïman sous sa voilette.
— Par hasard, hein…
Il ne savait pas ce qu’elle voulait dire par là, ce qui se tramait dans la caboche de la sœur de son ex-femme, de toutes les femmes. Zoé jeta sa cigarette sur le quai et l’écrasa sous sa botte.
— On n’a pas besoin de toi, Mc Cash, dit-elle. Ne le prends pas mal mais rends-nous service: va-t’en.
— Zoé…
— Oublie-moi, tu veux.
Leurs regards se croisèrent, saturés d’ecchymoses. Mc Cash pensa à sa sœur, deux inséparables qui n’avaient rien de perruches. Bizarre qu’elle ne soutienne pas sa cadette un jour pareil.
— Angélique n’est pas là? s’enquit-il.
L’expression de son visage changea.
— Quoi? s’assombrit le borgne.
— Tu n’es pas au courant? renvoya Zoé.
— Non, quoi?
Ses yeux se gonflèrent.
— Rien…
Zoé tourna subitement les talons et s’éloigna sans un regard pour Alice, souveraine sous sa voilette, sans se douter que ses larmes se voyaient à des kilomètres. Mc Cash la rattrapa et la tira par le coude.
— Hey!
— Où est Angélique?
— Tu me fais mal!
Mc Cash lui pinça plus fort le bras.
— J’ai plus beaucoup de temps à vivre, feula-t-il tout près de son visage. Marco était mon ami et ta sœur la femme de ma vie, alors arrête tes enfantillages et dépêche-toi de me répondre.
Les yeux noirs de Zoé étaient remplis de larmes.
— Angélique…
— Quoi? la pressa-t-il.
— Elle était sur le voilier, dit-elle, avec Marco.
Il reçut le choc, un coup de poing au plexus qui lui fit relâcher son étreinte.
— Angélique a disparu en mer, elle aussi, tu comprends?!
Zoé échappa à ses serres pour rejoindre l’homme qui l’attendait sur le parking. Mc Cash ne songea plus à la retenir. Un ange noir passait dans le ciel: Angélique…
Angélique, morte.
Ils s’étaient rencontrés dans une salle de sport, un soir d’hiver en banlieue parisienne. Krav-maga, ou comment tuer des gens à mains nues. Elle était déjà une experte de l’art martial, lui commençait à peine. C’était à la fin des années quatre-vingt-dix.
— Comment tu t’appelles? avait-il demandé, en sueur après leur assaut.
— Angélique.
— Très approprié. Je crois que tu m’as cassé le nez.
Il pissait le sang, poc poc , les gouttes faisaient des frappes chirurgicales sur le tatami.
— Tu t’es trop approché de ma zone de défense, dit-elle. C’est la sanction minimale.
Mc Cash aimait bien l’idée de se faire casser la gueule par une femme. Ça les mettait sur un pied d’égalité, seule base acceptable d’un rapport humain. Il tenta de maîtriser le flux tiède qui s’écoulait de son nez.
— On ne se méfie pas des femmes, la taquina-t-il.
— Misogyne?
— Plutôt lesbienne. Je m’appelle Mc Cash.
Elle serra la main propre qu’il lui tendait.
— C’est ton prénom?
— Je n’ai pas de prénom. Trop familier, dit-il en fouillant dans sa poche.
— Ah oui.
Il essuya son appendice à l’aide du mouchoir.
— Non, pas mon genre.
— C’est quoi ton genre, alors, Mc Cash?
— Toi, dit-il.
Angélique ne s’était pas démontée. Elle avait jaugé le mètre quatre-vingt-dix de l’homme qui retenait son nez de couler: belle bête, svelte, musclée, un seul œil mais vert d’eau, couleur océan, malin c’est sûr, dangereux autant qu’on pouvait l’être. C’est lui qui reprit la parole.
— Je peux t’offrir un verre, pour te faire pardonner mon nez cassé?
— Je suis sûre qu’il n’est que déplacé. Mais si tu me laisses payer le deuxième verre, j’oublie tout.
Angélique avait vingt-deux ans, le borgne au tee-shirt rouge sang dix de plus, ça n’avait aucune importance. Leur première sortie se déroula dans un bar de Saint-Ouen, près du club de krav-maga où ils s’entraînaient. Mc Cash commanda deux ti-punchs à l’Antillais qui tenait le bistrot. Angélique portait un legging, une veste à capuche repoussée dans le dos et deux yeux de miel coupé au vert pilé. Il glissa son rhum sur la table. Le sujet du krav-maga épuisé sur le chemin qui menait au bar, il se lança.
— Tu fais quoi dans la vie, à part casser des nez?
— Ça ne se voit pas?
— Hum… Il fit semblant de réfléchir. Maçon?
— Non.
— Secrétaire de mairie?
— Non.
— Forçat? Forçat sur une île?
Elle secoua la tête.
— Chiropracticienne, c’est comme ça qu’on dit?
— Non plus.
— Foraine?
— Non.
— Liseuse de bonne aventure, tenta-t-il.
— On approche. Je suis rappeuse.
— Tu rappes quoi, des morceaux de fromage?
— Tu sais qu’à la brigade du rire, tu serais le sergent Garcia?
— Hé hé. Tu as un groupe?
— Oui, un duo avec D’. Un poète urbain, rappeur à ses heures. «Colère Noire», c’est le nom du groupe. Ça défonce tout.
— J’ai vu ça.
Son nez avait triplé de volume. Angélique voyait qu’il se fichait du rap, de ce que la culture hip-hop pouvait véhiculer, mais son œil unique la dévorait crue. Une marque de fabrique peut-être.
— Et toi, relança-t-elle en mélangeant son ti-punch, tu es quoi: coiffeur pour dames? Charcutier? Pêcheur d’Islande?
— Mademoiselle a des lettres.
— Tu dis ça parce que je suis noire ou parce que je suis une femme?
— Ni l’un ni l’autre, ça fait juste plaisir à entendre. J’ai parfois l’impression de vivre dans un monde où le dernier tirera la chasse en partant.
Ce type commençait à l’amuser.
— Pas mal, fit Angélique, mais tu ne m’as pas répondu.
— Non.
— Alors?
— Je suis flic.
— Aaaah…
La rappeuse partit dans un long râle et bascula en arrière sur sa chaise.
— Vos chansons cassent du keuf, c’est ça?
— Non… Non, reprit-elle en souriant, c’est juste que d’après ton administration, je ne suis pas complètement française. Ma sœur et moi, on est venues du Sénégal avec le regroupement familial, ajouta-t-elle, mais nos parents n’ont que des permis de séjour prolongés.
— Et?
Angélique soupira dans son verre.
— Quoi?
— Non, rien…
— Tu m’en as trop dit: alors?
Elle eut un sourire de dominant.
— Tu me plaisais bien pour le rôle, mais là c’est foutu.
— Qu’est-ce qui est foutu?
— Je cherche quelqu’un pour me marier, fit Angélique tout de go. Un Français pure souche. Pour les papiers, et avoir enfin la paix avec votre putain d’administration. Être libre de ne pas me faire virer comme une malpropre.
— Ce serait dommage, concéda-t-il.
— N’est-ce pas.
— Et tu pensais me demander en mariage, comme ça, là?
— Toi ou un autre. Pour les papiers, c’est tout.
Il acquiesça dans son ti-punch, quasi vide.
— Je ne sais pas si j’aurais fait l’affaire; je ne suis qu’à moitié français et en guerre avec moi-même.
— C’est-à-dire?
— J’ai grandi à Belfast.
— Ah… C’était comment?
— Violent.
— C’est pour ça que tu es devenu flic?
— Non, c’est pour ça que j’ai perdu mon œil.
— Désolée…
— C’est vieux, laisse tomber.
— Pourquoi tu es devenu flic, alors?
— J’aime bien cogner sur des connards.
Angélique adhérait à son humour.
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