— Quoi?!
Son expression de stupeur et de colère rappelait sa sœur.
— Je crains que les Kerouan aient du mal à encaisser le coup, résuma Mc Cash. On n’a pas retrouvé le corps de Marco; avec des bons avocats, ils peuvent bloquer l’héritage. Je t’en prie, fais-moi confiance pour cette fois.
Zoé soupira, un regard pour sa fille sur la banquette arrière de la Citroën.
— Qu’est-ce que tu veux savoir?
— Angélique naviguait avec Marco depuis longtemps?
— Tu connais ma sœur: tu la laisses seule dans la campagne, elle est capable de s’engueuler avec les arbres. La mer la calmait.
— Ils sont partis ensemble en Grèce pour convoyer le bateau jusqu’en Bretagne?
— Oui.
— Celui qu’il a acheté à Athènes? Marco avait déjà un voilier, pourquoi aller jusque là-bas?
— C’étaient ses lubies, répondit sa femme. Et les histoires de bateau ne m’ont jamais intéressée.
— Ton mari t’en a quand même parlé: alors?
Zoé soupira de nouveau, impatiente — sa fille Lila jouait avec une poupée sur le rehausseur mais ça ne durerait pas.
— C’était un Class 40, dit-elle. Un bateau de course. C’était son cadeau pour ses cinquante ans.
— Passés depuis deux ans.
— Comme si ça pouvait changer quelque chose pour lui.
— Et Angélique?
— Il lui fallait une équipière.
— Ce qui contredit un peu plus la thèse d’une collision avec un cargo de nuit: à deux, ils pouvaient se relayer, prendre leur quart et repérer les dangers.
Zoé ne broncha pas.
— Tu connais le nom du vendeur? reprit-il.
— Pourquoi?
— C’est peut-être l’une des dernières personnes à les avoir vus vivants, fit Mc Cash.
— Non… C’est Marco qui s’est occupé de tout.
Il la dévisagea sous le soleil déclinant. Zoé lui cachait des choses.
— Pourquoi tu n’as dit à personne qu’Angel était avec Marco en Grèce?
— Écoute, Mc Cash… Personne ne peut me sacquer chez les Kerouan; pour eux je n’ai jamais été qu’une négresse, travailleuse sociale en plus, et leur fils le dernier des demeurés en m’épousant. Je n’ai jamais mis les pieds chez eux, ils tolèrent à peine notre fille et ne l’ont jamais considérée comme leurs autres petits-enfants. C’est pour ça qu’ils veulent m’empêcher d’hériter.
— Marie-Anne aussi est en froid avec sa famille, objecta Mc Cash.
— Mais elle continue à les voir à la première occasion.
— C’est pour ça que tu pars d’ici?
— Cette maison est hantée, répliqua Zoé en se tournant vers les volets clos. Je vais vivre un temps chez une copine avec ma fille, faire le deuil dans un endroit sain et pourquoi pas trouver un logement près de mon lieu de travail en espérant ne plus jamais voir la famille Kerouan, ni personne qui les connaisse, lâcha-t-elle. Maintenant adieu.
Zoé fit tinter ses clés de voiture et prit place au volant d’une DS4 rincée par la pluie. Elle disparut bientôt au coin de la rue, comme un autre fantôme amoureux englouti… Mc Cash soupira dans le vide. Avec le crépuscule qui pointait, le borgne n’y verrait bientôt plus que des ombres.
*
La nuit couvrait le ciel de nuages inconnus. Mc Cash pianotait sur son ordinateur connecté à Internet, seul dans la chambre d’hôtel. D’après ses infos, Marco avait vendu son ancien voilier, un Pongo de huit mètres, pour un bateau de course plus grand, plus rapide, qu’il finit par retrouver dans les annonces spécialisées des mois précédents — c’était le seul Class 40 en vente au port du Pirée.
La perle rare était un MC TEC AKILARIA 40 RC2 de quarante pieds, une bombe d’après la fiche technique, construit en 2011; le prix de vente allait en conséquence: cent quatre-vingt-dix mille euros… Il imaginait Marco à la barre du voilier de course, ses yeux de dingue rongés d’embruns, vingt nœuds à la gîte et la coque sortie de moitié, s’enquillant bière sur bière et autant de rails de speed dans les sinus. Avec ce genre de bolide, le marin pouvait tenir une cadence de dix nœuds sans faiblir, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mc Cash calcula la vitesse de croisière du Class 40, soit près de trois cents milles par jour: en partant le 7 juin du port du Pirée, Marco et Angélique auraient dû atteindre Alicante aux alentours du 12 ou 13. Or ils avaient disparu deux semaines plus tard… Quelque chose ne collait pas. Mc Cash connaissait assez le flibustier pour savoir ce qu’il pensait du tourisme. Ce n’était pas son genre de traîner sur les îles grecques pendant quinze jours. Ni celui d’Angélique.
On le baratinait, depuis le début.
La mer grondait au-delà de la baie vitrée du restaurant. Avec le soleil du matin, des arcs-en-ciel paradaient dans l’écume atlantique. Mc Cash releva l’œil de son café.
— Tu ne manges rien?
— Non.
Alice boudait devant ses crêpes. Il était passé la prendre la veille chez Marie-Anne après son aller-retour chez Zoé. Ils avaient discuté dans la voiture en rentrant à l’Hôtel de la Baie des Trépassés, Alice s’était bien entendue avec la petite Julie mais quelque chose semblait la chiffonner. Mc Cash n’avait pas demandé quoi. Il pensait toujours à Zoé, à ses mensonges par omission. Il y avait forcément une raison, et il ne voulait pas croire que Lefloc ait vu juste… Un soleil maintenant lumineux se pavanait derrière les fenêtres de la salle de petit déjeuner. Mc Cash repoussa sa chaise.
— Tu vas où? demanda Alice.
— Téléphoner à un type.
Les vagues roulaient sur la baie encore vide — les surfeurs cuvaient leur Jenlain dans les vans. Le borgne appela, laissa sonner jusqu’à la messagerie, rappela. Bob répondit enfin.
Robert Bodinot, alias Bob, avait travaillé au GER, le Groupe d’enquêtes et de recherches des RG, puis à la Section de traitement du renseignement chargée de l’antiterrorisme à la Direction centrale. Bob y avait appris les techniques brutales de coercition, l’absence de déontologie préconisées par ses supérieurs: il était devenu expert en menaces physiques et coups pour déstabiliser une «cible», en recrutement d’indicateurs sous la menace, écoutes téléphoniques sauvages et chantage aux mœurs.
Buveur mondain, joueur de poker, chasseur d’oiseaux de nuit, Bob avait travaillé avec Mc Cash sur une grosse affaire à Paris, à l’époque où l’ambition du borgne ne se résumait pas à survivre à la veille. Ils avaient passé des heures dans des planques exiguës, à traquer un type qu’ils recherchaient tous les deux. Ça ne faisait pas d’eux des amis.
— J’ai besoin de toi, annonça Mc Cash en expédiant les civilités.
— Cinq ans que je n’ai pas eu de tes nouvelles, ironisa Bob: qu’est-ce qu’il y a, tu veux de la dope?
— J’ai arrêté ça aussi.
— Bon, dis-moi pourquoi tu es sorti de ton sarcophage.
— C’est au sujet d’un ami disparu, répondit l’ex-flic. On n’a plus de nouvelles depuis des semaines. Tu as de quoi noter?
— Putain, geignit l’ami Bob, je suis encore dans mon lit!
— Tu n’as qu’à écrire sur la fille qui dort à côté de toi.
— Elle est déjà partie, ricana-t-il.
Comme tous les types qui refusaient de vieillir, Bob courait devant le malheur en fermant les yeux. L’Irlandais lui demanda la liste des derniers numéros composés par Marc Kerouan depuis son portable, les noms des destinataires, leur adresse, le maximum d’informations.
— C’est compliqué comme démarche, grogna Bob d’un air entendu. Tu as une commission rogatoire?
— Ça te prendra cinq minutes.
— Ben voyons… Bob bâilla sans vergogne. On peut savoir de quoi il retourne?
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