Avec une science professionnelle, il avait préparé son voyage. Jusqu’à ce détail de la cravate qui avait endormi la méfiance de Marge. Avec autant d’astuce et de maîtrise, il ferait mieux de la tromper. C’était de l’entraînement pour après le mariage, qu’elle se déciderait bien à lui proposer. À moins qu’il ne le fasse. Il chercha, pour faire travailler sa mémoire, les noms des personnages de cet opéra de Cimarosa, Le Mariage secret. On verrait. Fuyons d’abord. Horaires d’avion, plans des villes, trajets des trains, cartes de l’Italie, schéma décalqué de la basilique de l’Observance près de Sienne (Toscane), salles du Musée national de Budapest. Un soir, il avait tout su par cœur. Il était fin prêt. Il avait son rôle à jouer.
CHAPITRE 3
SAINT ANTOINE À YALE UNIVERSITY (CONNECTICUT)
Il méprisa d’ailleurs le monde qui est immonde, inquiet, transitoire, trompeur, amer.
Jacques de Voragine,
Saint Antoine
Ce qu’il n’avait pas deviné, c’étaient les fantômes glacés attachés à ces lieux. Présences imprévues qui ne le gênaient pas, du moins au tout début de son pèlerinage. Il avait beau n’éprouver nulle nostalgie, il ne pouvait empêcher des images de revenir. Jamais, bien sûr, du temps de ses années de « collège », il n’était entré au musée de Yale. Pourtant, le petit saint peint par le Maître de l’Observance, il le connaissait. Jan, petit saint à sa manière, l’avait eu si longtemps en carte postale au-dessus de son bureau. Jan et lui étaient à cette époque les seuls Européens du collège de Saybrook — un des douze qui composent Yale. Quel écrivain anglais a dit que pour épurer la littérature nationale, il suffirait d’interdire pendant quelques années les romans de collège ? Les souvenirs que Carlo gardait de cette époque n’avaient rien à voir avec des souvenirs de classe, ces récits d’étudiants avec leurs petites histoires nouées entre les réfectoires, le gymnase et les suites de chambres de l’internat.
Cela n’était pas si lointain, dix ans à peine. Il se souvint de quelques amis, de ses voyages de jeune homme — un été à Saint-Martin, l’Argentine avec l’équipe —, de visages, des rues du campus en hiver, quand la neige mettait si bien en valeur l’architecture néo-gothique des bâtiments, qui dataient des années 1930 — néo-néogothique, et d’aspect tellement vénérable. C’était la première fois qu’il revenait, avec une sourde anxiété.
Souvenirs d’un univers de glace, et lui, promeneur dans un pays de hautes statues blanches entre des piliers froids et transparents. Des fantômes. Il les reconnaissait tous. Mais comme il ne savait pas ce qu’ils étaient devenus, qu’il avait parfois oublié le détail de ce qu’ils faisaient alors, ces statues restaient immobiles. Il ne leur arrivait rien. Aucune intrigue ne se tissait, aucune parole, aucun geste, rien que des mots qui lui revenaient, le sentiment d’avoir vécu quelque temps parmi eux et de les avoir maintenant perdus. Carlo gara sa voiture devant Saybrook, exactement à l’endroit où il avait garé pour la première fois sa première voiture.
Il se rappelait aussi les gens connus ensuite, de retour en Europe, et qui se mêlaient à l’histoire de ses amis de l’université. Le vieux Paul avec son visage de Chinois, constellé de taches d’eau de Cologne, couvert de rides, le grand-père de Jan, le vieux prince de Valdat. Ses costumes anglais fermant par trois boutons, pochette blanche et paire de gants. Timothy que l’on n’appelait pas Tim, presque aussi âgé que Paul, le pauvre homme qui avait tout donné. On le laissait utiliser les douches. Ces deux-là avaient l’air de sortir d’un conte, le riche et le pauvre, le prince et le mendiant, deux sages. Où auraient-ils pu se rencontrer, Jan n’avait probablement jamais parlé à son grand-père de ses rencontres avec Timothy, le clochard du campus, l’homme que la misère n’oubliait jamais. Avec ironie, Carlo liait pourtant Timothy à ce défilé de spectres. Sa galerie des fantômes.
À quoi bon ? Carlo n’avait pas le temps de traîner. Il voulait juste voir le tableau, partir au plus vite. Il savait qu’il y en avait quatre autres. Il s’impatientait.
Ces images du passé le retardaient. Il les regardait malgré lui. Un moment, après la fin de sa dernière année de Yale, l’été d’après passé en France, la mort de ses parents adoptifs sur une route de l’arrière-pays d’Aix, comme dans les films, au retour — quelques semaines, un peu plus peut-être —, Carlo s’était vu totalement seul. Les gens qu’il retrouvait avaient évolué sans lui, il s’était habitué à vivre sans eux. Ses amis d’Amérique s’étaient eux aussi éloignés, puisqu’il était parti. C’était la seconde fois qu’il voyait mourir ses parents.
Autour de lui continuaient à vivre les ombres de ceux qu’il venait d’abandonner. Lorsqu’il se trouva pour la première fois devant le petit rectangle peint, Carlo ne put en dissocier l’image de celle de son meilleur ami, Jan. Autre deuil, six mois plus tard.
Carlo ne pensait pas qu’il y avait autant de primitifs italiens au musée de Yale. Il faillit presque s’y intéresser par un sain réflexe d’autodidacte qui veut se donner bonne conscience. Il se força à rester devant cinq ou six de ces œuvres pour ne pas pouvoir s’accuser d’avoir négligé une occasion d’apprendre quelque chose. Quel intérêt ? Il goûta surtout leur valeur romanesque : les voyages de ces peintures, leurs possesseurs, les passions des ventes aux enchères, la flambée des prix du marché de l’art, le tissu d’intrigues qui aboutissait à leur exposition dans ces salles. Chaque tableau pour lui enfermait une histoire, des pays lointains, les femmes mortes depuis des siècles qui l’avaient contemplé. On vient à l’art comme on le sent. Il n’osa tout de même pas aller plus loin dans les sornettes qu’il se racontait. S’il croisait un ami, du moins aurait-il ses petites histoires toutes prêtes pour expliquer, sans inquiéter personne, les raisons de sa présence ici. Une seule peinture l’intéressait, aucune autre.
Jan, il ne voulait plus trop penser à lui, depuis sa mort. En classe, on ne faisait pas très attention à Jan. On ne savait pas bien qui il était, même Carlo qui venait d’Europe. Le nom que portait Jan aurait pu être américain. Valdat, c’était le nom d’une obscure ville du Missouri, le nom d’une équipe de foot, et peu importait que ce fût également celui d’une dynastie qui avait si longtemps régné dans un petit État d’Europe que l’on n’arrivait même pas à situer, quelque part entre la Croatie et le Monténégro. Jan était tranquille, vivait bien à Yale. On remarquait surtout ses cheveux blancs très courts : albinos, unique en son genre, on ne voyait que lui au réfectoire, mais cette particularité physique le rendait sympathique et lui servait de cuirasse. Puisque, de lui, on ne voyait que ses yeux et ses cheveux, le reste devenait invisible. Il était respecté, par principe. C’était déjà si peu de chose en France et en Italie, en Roumanie ou en Autriche, de porter le nom de princes sans royaumes, alors ici. Au moins on ne le montrait pas du doigt. On aurait fait dix fois plus d’histoires s’il avait été membre d’une des « sociétés secrètes » qui se partageaient le campus. En anglais, il n’avait pas d’accent. Il parlait bien. Les filles le trouvaient assez beau.
Un des joueurs de polo de l’équipe de Carlo, Tom, élève de Morse College, racontait comment un ami de son frère, qui se faisait appeler Bob Vanorange, lui avait fait visiter les Pays-Bas : ils avaient tous dîné au palais royal. C’était sympathique ce prince de Hollande — Stathouder des Pays-Bas, duc de Nassau, protecteur de ceci et de cela — qui arrivait incognito pour faire ses études dans le pays de Peter Stuyvesant, en brave puritain au chapeau rond et au rabat de velours noir, comme un de ceux qui, trois siècles auparavant, avaient bâti l’Amérique.
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