ADRIEN GOETZ
Intrigue à Venise
PREMIÈRE PARTIE
Les derniers chats de Venise
« Je suis curieux.
C’est un défaut qui risque de me coûter cher,
mais c’est plus fort que moi. »
Corto Maltese dans HUGO PRATT,
Fable de Venise, 1977.
1
Traque dans la chambre turque
Rome,
mercredi 24 mai 2000, au milieu de la nuit
« Assassiné à Rome quand on est le grand écrivain de Venise, c’est de la négligence ! Finir dans la chambre turque de la Villa Médicis, pitié ! Ça ferait trop rire ce pauvre Jacquelin de Craonne ! »
Le vieil homme sec, les joues creusées dans un ivoire gothique, regarde une dernière fois les formes géométriques : carrés magiques, cercles, diagonales, croissants et roses. Des panneaux de céramique algériens, ce bleu, ce jaune, ce sol rouge et noir, ce décor du XIX esiècle, son ultime décor ? Son sang s’en ira d’un coup d’éponge. Pour ça, c’est bien, la céramique.
La nuit est bruyante à Rome. Sur le fond du brouhaha qui monte jusqu’à ses fenêtres, il a d’abord entendu les coups sur le bois, tout proches. Achille s’est levé d’un bond. Il a hésité à enlever son pyjama pour s’habiller et leur faire face en costume, la main dans la poche de la veste, avec une pochette blanche.
Il s’est rassis. Tout est perdu.
« Je ne pensais pas que ce serait ça, la dernière œuvre d’art que j’aurais sous les yeux. Du carrelage. Si je me barricade dans la troisième pièce de la suite, celle du fond, je peux gagner dix minutes, le temps qu’ils enfoncent toutes les portes… Si cet incapable de Rodolphe avait l’idée de se pointer… »
Depuis deux ans qu’il est directeur de l’Académie de France à Rome, « la Villa » comme on dit, cette jolie auberge de jeunesse nichée dans un palais de la Renaissance, l’ambassadeur Rodolphe Lambel n’oublie pas ses amis. Il a laissé le mois dernier cette suite « turque », la plus belle cache du monde, à son camarade des Affaires étrangères, Achille Novéant, sans savoir trop pourquoi l’académicien lui demandait l’hospitalité.
Achille n’avait rien raconté à son meilleur ami, son Patrocle, son frère ; les menaces, la signification des têtes de chat coupées, la traque dans Paris… À Rome, personne ne devait le voir. Tout le monde devait le croire encore dans son appartement parisien, rue de Rennes. Achille et Patrocle, on les appelait comme ça à Sciences-Po, ils avaient vingt ans, ils faisaient tomber toutes les filles pour leur voler leurs fiches de lecture. Son ami Lambel lui a aménagé sous les toits de la Villa une retraite digne du Masque de fer à Sainte-Marguerite.
Au dernier étage, l’interminable escalier à vis conduisait à cette chambre, mythique depuis que Balthus, quand il était directeur de la Villa Médicis, s’y était enfermé durant des semaines pour peindre une petite fille nue, ou presque nue — ce qui est pire. Elle tient un miroir. Elle montre ses cuisses. Elle a douze ans. Le tableau est au Centre Pompidou. Le sort des tableaux provocants est de finir dans les musées pour que les groupes scolaires défilent devant eux. Et il y en a eu, dans l’histoire, avec Courbet, avec Rembrandt même… Si Balthus avait commis cela aujourd’hui, il serait à la Santé. Son cadavre à lui, pauvre Achille, sera bientôt à la morgue, avec ses furlane pourpres — ses pantoufles de doge achetées à la petite boutique en face du café, Calle Nuova Sant’ Agnese, à l’arrière du palais Contarini-Polignac. Dès qu’il avait vu le chat mort, la tête tranchée, sur le paillasson de la rue de Rennes, Achille Novéant avait compris ce que cela voulait dire. Il allait payer. Il avait déguerpi.
Il était arrivé seul, de nuit, dans la voiture d’une ancienne secrétaire du Quai d’Orsay indiquée par l’ambassadeur, une femme de confiance, très dévote, M mePétin — un nom pas facile, on la surnommait « Moi c’est sans A » —, il l’avait dédommagée et la perspective d’un pèlerinage imprévu l’avait ravie. Nul ne l’avait vu entrer à la Villa. Rodolphe, qui avait vraiment été efficace, l’avait accueilli, installé. La cuisine de la Villa — une même famille y travaille depuis cent cinquante ans — lui préparerait des plats. On les monterait à mi-étage de l’escalier qui conduit à cette planque de luxe, il viendrait les chercher. On ne le verrait pas.
Aucun des membres du personnel, aucun des « pensionnaires » de l’« Académie de France à Rome », ces jeunes artistes plus ou moins déprimés de ne pas être des artistes maudits et qui n’osent refuser la pension d’Ancien Régime que leur verse la République, ne devait savoir qui habitait en ce moment la chambre turque. De toutes les suites de la Villa, c’est la seule qui dépende directement de l’appartement du directeur. Il peut y loger qui bon lui semble.
C’est idiot de massacrer une porte qui doit dater du XVI esiècle.
Achille Novéant s’était installé avec son ordinateur et ses carnets dans ce décor de rêve qu’il méprisait un peu, cet orientalisme toc, pour préparer sa riposte. Ou sa fuite, plus loin, dans l’autre hémisphère. Pas de téléphone, pas de connexion Internet. Il ne se montrait pas à la fenêtre.
« À mon âge, savoir qu’on va mourir dans dix minutes, ce n’est pas si désagréable. Le décor va aider à ma légende. Il faut juste que ça ne fasse pas trop mal. Je croyais que j’aurais peur, mais non, j’ai soixante-dix-huit ans, c’est de la vieille tripe, je vais les attendre avec un bon livre… »
C’est fou ce qui revient à la mémoire quand on va mourir, des noms de fâcheux, des amis, « Moi c’est sans A » et tous les autres, des histoires qui surgissent pour meubler le temps qui reste, les minutes qui séparent l’instant présent de celui où… On pioche, dans la panique, dans ce qu’on a en réserve. Achille a même le temps de se dire cela, de faire des phrases sur ce qui lui arrive.
Il trouve : « Mourir c’est chercher de toutes ses forces à deviner le premier instant qu’on ne vivra pas. » Reviennent aussi les vieilles histoires, les vieux copains, un adieu au monde au hasard des associations d’idées. Ce qu’on appelle la « chambre turque » est en réalité un appartement, avec deux pièces en enfilade séparées par un corridor desservant une salle de bains. Un salon d’angle rectangulaire au plafond orné d’entrelacs, comme dans le Maghreb, au bout, sert de vestibule. Il est couvert de ces fameux carreaux de céramique rapportés d’Orient par ce grand peintre trop oublié qu’était Horace Vernet, à l’époque où il était directeur. Balthus avait fermé les fenêtres et allongé son jeune modèle sur un divan. Il avait peint les volets intérieurs en vert. Derrière, c’est la plus belle vue de Rome, il faut beaucoup de snobisme pour les maintenir fermés. Achille se souvenait de Balthus, il revit en une seconde une image de son inaccessible chalet de Rossinière, à deux pas de Gstaad.
Achille Novéant, de l’Académie française, ne vivait que par Venise ; il détestait Rome, capitale pour bonnes sœurs. Cela lui plaisait de laisser dans la pénombre sa silhouette de vieillard, de ne pas donner un regard à l’obélisque de la Trinité-des-Monts ou aux jardins du Pincio. Mais là, on frappait. Ils l’avaient trouvé.
Achille et Rodolphe étudiants, Achille et Rodolphe devenus vieux et respectés, fin du film. Certains soirs de cette semaine, Rodolphe Lambel était venu le rejoindre pour un peu de conversation, avec une bouteille de bourgogne. Leurs derniers instants heureux, la résurrection de leurs ambitions de jeunesse. Ils parlaient du bon temps, des années de Louis-le-Grand, quand ils rêvaient tous les deux des concours diplomatiques. Lambel voulait faire une grande carrière, être un jour ambassadeur à Londres ou à Washington, Novéant ne voyait que la littérature. Ils avaient tous les deux réussi : Lambel était resté dix ans à Londres et six ans à Tokyo, et depuis qu’il était en préretraite, plutôt que l’ambassade de Lisbonne et sa résidence avec le grand jardin et les azulejos, on lui avait offert la Villa Médicis. Novéant, lui, avait connu tous les succès, ambassadeur dans des pays secondaires, mais écrivain majeur, avec une seule devise : « Ne jamais craindre de se répéter. »
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