Luca Fulvio - Les enfants de Venise

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« Quand Mercurio s’était jeté dans le canal, Giuditta avait eu la tentation de le retenir. Ou de s’y jeter avec lui. Elle ne voulait pas renoncer à la sensation de sa main dans la sienne. Elle ne voulait pas renoncer à lui. Déjà, les nuits précédentes, dans le chariot, elle avait senti une forte attraction pour les yeux de cet étrange garçon. Qui était-il ? Il n’était pas prêtre, il le lui avait avoué. Quels mots avait-il dits en sautant du bateau ? Elle se souvenait à peine. Sa tête se faisait légère. « Je te retrouverai », voilà ce qu’il avait dit. » La misère radieuse d’une bande d’enfants perdus, la fille secrète d’un médecin sans diplômes, la découverte de l’amour, l’or, le sang, la boue, l’honneur… pour son nouveau roman, Luca Di Fulvio vous emporte à Venise.
Traduit de l'italien par Françoise Brun

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LUCA DI FULVIO

Les enfants de Venise

À mon Élisa

J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, […] j’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.

Lettre de Saint Paul aux Corinthiens , I, 13

Première partie

Automne 1515 — Hiver 1516

ROME — NARNI — APENNIN CENTRAL — MER ADRIATIQUE — DELTA DU PÔ — TERRITOIRE D’ADRIA — MESTRE — VENISE — RIMINI

1

Le chariot des ordures, le “char à merde”, comme on l’appelait dans le quartier de l’Angelo, passait une fois par semaine, le lundi.

Ce lundi-là, après cinq jours de pluie ininterrompue, il peinait à avancer dans l’espace étroit du vico della Pescheria, et par moment, les moyeux des roues frottaient contre les murs des maisons. Les cinq forçats enchaînés aux brancards, de la boue jusqu’aux chevilles, ahanaient pour tirer les roues hors des trous où elles s’embourbaient. Leurs chausses de mauvaise laine, lourdes et trouées, étaient crottées jusqu’à l’aine. À l’avant du chariot, deux forçats, enchaînés l’un à l’autre, ramassaient les seaux remplis d’ordures et d’excréments déposés devant les portes ou les cours d’immeuble, et les vidaient dans le grand baquet fixé à la plate-forme. Quatre hommes d’armes surveillaient l’écœurante procession : deux à l’avant, deux à l’arrière.

Une petite foule hétérogène, composée essentiellement d’étrangers, comme souvent dans la Ville Sainte, s’était amassée derrière : deux savants allemands avec de gros livres sous le bras, trois bonnes sœurs avançant tête basse sous de grandes cornettes, un Nord-Africain couleur de noisette grillée ; deux soldats espagnols en chausses bicolores jaunes et rouges, pressés de réintégrer leurs quartiers après une nuit de beuverie et luttant, les yeux mi-clos, contre le mal de tête ; et même un chameau, qui ne cessait de blatérer, agacé par le froid, et qu’un Indien à turban menait vers le cirque de l’autre côté du Tibre ; enfin, un marchand juif, reconnaissable à son bonnet jaune.

Tous avaient une expression de plus en plus dégoûtée à mesure qu’on approchait de la piazza Sant’Angelo in Pescheria, où la puanteur des ordures se mêlait à l’odeur du marché aux poissons dont les déchets pourrissaient depuis six jours sur le sol.

La voie s’élargissant, les gens qui piétinaient derrière le chariot le dépassèrent pour se disperser dans la petite Babel de la foule qui emplissait la place.

Le marchand juif, qui se nommait Shimon Baruch, accéléra le pas à son tour. Il regardait nerveusement autour de lui, trahissant sa nature craintive. Il venait de conclure une excellente affaire au marché aux cordes, non loin de là, en vendant un grand lot de cordages tressés qui venaient d’arriver dans le port de Ripa Grande. Et pour une fois, il avait encaissé la somme en espèces, au lieu des habituelles lettres de change. Inquiet de marcher dans les rues de Rome avec cette bourse de cuir pleine de pièces d’or à la ceinture, il avançait tout courbé, ramenant les pans de sa cape autour de lui. Il remarqua le dignitaire d’un pays exotique, avec de grandes moustaches, escorté par deux Maures gigantesques aux longs cimeterres historiés dont la poignée était sculptée dans une défense d’éléphant. Il vit des jongleurs à la peau olivâtre, peut-être des Macédoniens, ou des Albanais. Et un petit groupe de vieux, assis devant leurs logis sur des chaises de paille, qui jouaient aux dés dans une caisse en bois à même le sol. Trois pauvresses tournicotaient autour des étals à poissons en marbre, où restaient quelques corbeilles d’osier contenant des maquereaux d’Isola Sacra et des perches de Bracciano. Elles fouillaient parmi les détritus, à la recherche d’une tête ou d’une queue qui enrichiraient ce soir leur maigre bouillon d’herbes sauvages. Deux de ces femmes, dans la quarantaine, avaient les lèvres serrées par le froid sur une cruelle absence de dents. La troisième était très jeune, avec des cheveux d’un roux sombre et une peau qu’on devinait, sous la crasse, blanche et transparente comme l’albâtre. Shimon Baruch se dit qu’elle ressemblait à Suzanne assaillie par les vieillards dans le livre du prophète Daniel.

« Poussez-vous, grognasses, ou je vous jette aussi dans le baquet », dit un des forçats qui s’approchait des étals à poissons, brandissant sa pelle. Les hommes d’armes, en riant, firent signe aux femmes de s’éloigner.

Shimon Baruch fonça tête baissée vers le Théâtre de Marcellus, pour mettre enfin ses pièces d’or en sécurité. Il se retourna une dernière fois pour regarder la jolie fille aux cheveux cuivrés, et la vit lancer un regard à un gamin en haillons au teint jaunâtre. Assis un peu plus loin dans les ruines du Portique d’Octavie, ses longs cheveux sales collés à la tête, il lançait des pierres sur une chèvre qui broutait les herbes des murs et les orties. Shimon Baruch eut un instant l’impression d’avoir déjà vu ce gamin le matin même, peut-être au marché aux cordes. Tandis qu’il le regardait et courbait encore plus les épaules, le gamin croisa son regard et cria : « Ton bonnet est de belle étoffe, messire Juif ! Prospérité ! Prospérité ! »

Shimon Baruch se détourna sans répondre, et vit alors un jeune homme gigantesque, à l’air ahuri, jaillir de l’autre côté de la place et s’élancer vers lui, la main tendue. C’était un géant à la chevelure épaisse couleur du son qu’on donne aux mulets, plantée bas sur un front bestial. Vêtu de guenilles, trapu, il agitait maladroitement dans sa course de petites jambes robustes et des bras courts, disproportionnés. Un nain qui serait un géant, pensa le marchand. Il vit tout de suite que c’était un fou. En s’approchant, le géant plissa les yeux comme s’il craignait d’être battu et parla d’une voix gutturale, dans une langue où les syllabes se faisaient la guerre : « Aga la pièce, messire… aga la bonté, aga la pièce à l’aumône, votre majesté tant l’illustre.

— Ôte-toi de mon chemin », lui dit sèchement le marchand en agitant la main comme pour chasser une mouche.

Le géant, effrayé, se protégea le visage mais resta collé à lui, répétant : « ‘ne tit’ pièce, messire excellentissime, ‘ne tit’ pièce seulement ». Et juste devant la façade de l’église de Sant’Angelo, il lui saisit le bras avec fougue.

Shimon Baruch se retourna. « Ne pose pas tes sales pattes sur moi ! », gronda-t-il, tâchant de cacher la peur qui lui serrait la gorge.

Au même moment surgit au coin de l’église un garçon d’environ seize ans, la peau mate et les cheveux noirs comme de la poix, maigre et dégingandé, un bonnet jaune crânement rabattu sur le côté. Il manqua de renverser le marchand, et s’agrippa à son épaule pour ne pas tomber. « Pardon, monsieur », s’excusa-t-il aussitôt. Puis, à la vue du bonnet que Shimon portait, il ajouta : « Shalom Aleichem » et inclina la tête en signe de respect.

« Aleichem Shalom », répondit machinalement Shimon Baruch, rassuré de voir un coreligionnaire, tout en luttant pour échapper à la prise du fou.

Le géant, saisi de colère, protesta : « Non, je l’ai vu premier moi ! Bon messire fait l’aumône à moi ! » Et, sans lâcher le bras du marchand, il repoussa violemment le nouvel arrivant. « Va-t-en !

— Laisse-moi, misérable ! », hurla Shimon Baruch, d’une voix où perçait la frayeur.

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