Le reclus s’était demandé un instant ce qu’ils allaient fêter. Mais rien, c’était juste une attention délicate, pour lui faire plaisir. Rodolphe Lambel se bonifiait en vieillissant.
Il avait parlé de la mort, de la douleur, et Achille avait évoqué son prochain livre. Son ami, en riant, lui avait conseillé d’ajouter quelques scènes un peu chaudes : « Tu vendras mieux, ironisait “de-sa-poche”, ça te fera de l’essence dans ta voiture, des nuits dans des palaces, des cravates Hermès, des bonbonnes de Guerlain, du beurre dans les haricots. »
Achille comprit qu’il confondait avec « la fin des haricots » et, malgré lui, trembla. Achille avait en tête un guide du crime à Venise. Avec des histoires vraies. C’est alors que Lambel avait fait naître sans le vouloir, dans la solitude de l’appartement turc, des angoisses que Novéant n’avait encore ni senties ni décrites.
Rodolphe commença par lui échauffer le sang avec des grivoiseries. Des petites histoires encore plus anciennes que sa bouteille de vin. Il regarda les lampes de chevet de chaque côté du lit, en bois foncé avec des abat-jour en papier Canson. Dessinées par Balthus ? Peut-être. Rodolphe imaginait un livre bien racoleur, consacré aux œuvres d’art les plus scandaleuses du monde, mais sur un ton très sérieux, il y aurait Fragonard, Boucher, Courbet, Balthus, le récit des séances de pose de la jeune fille dans cette pièce même. Sur le sol, il lui montra une ou deux traces de peinture.
« Tu imagines ce qui a bien pu se passer dans cette chambre…
— Je ne veux rien savoir. Tu devrais juste faire enlever ce mini-bar. Il est vide et c’est hideux.
— Je vais plutôt te le remplir, ça t’aidera. Tu n’aimes pas l’idée d’un mini-bar d’hôtel dans un décor historique ? Tu as peur que je te présente la note, vieux rapiat ?
— C’est ton excellence qui dit ça ? »
Achille n’avait aucune envie d’entendre des anecdotes chaudes sur la vie des peintres, cela suffisait. Il se resservit un verre. Son comparse continuait, content de parler à son académicien favori de ce livre qu’il projetait, succès garanti. Même chez les peintres les plus calmes en apparence, on trouverait de petites scènes épicées. Peut-être pas Fra Angelico bien sûr, mais chez Rembrandt, par exemple, entre la pulpeuse Danaé, la chaste Suzanne pas si chaste que ça, entourée de deux vieillards voyeurs, la gravure de la femme qui pisse, Ganymède enlevé par l’aigle de Jupiter et qui lance lui aussi son jet d’urine… Achille Novéant, au nom de Rembrandt, prit un air sombre et renfrogné, digne des autoportraits du maître d’Amsterdam, et lâcha : « Tu sais, Rembrandt, en réalité, c’est plus compliqué que tu ne crois…
— Tu penses que je n’y connais rien, mais viens voir dans mon bureau, j’ai tous les livres sur mon sujet… Je n’aurais qu’à m’y mettre si j’avais le temps, mais ici il faut tout surveiller, entre les jardiniers, les pensionnaires, les architectes des Monuments historiques français qui me proposent des restitutions délirantes… Patron de la Villa Médicis ça ne laisse pas tellement de temps pour écrire, contrairement au cliché qu’on s’en fait. Les journalistes croient que je passe ma vie à fumer des cigares dans les jardins du Pincio… »
Novéant, malgré toutes les gloires qui lui étaient tombées sur la tête depuis quinze ans, avait gardé un fond envieux. Il ne se voyait pas consultant des livres dans le bureau de son ami, qui était un des plus beaux du monde, avec une vue sublime sur la ville. Il aurait aimé avoir un refuge à lui, une vraie grande maison de campagne, en Toscane ou dans le Berry, bénéficier du confort d’un palazzo avec des domestiques. Il avait des amis écrivains qui s’étaient acheté des maisons de Prix Goncourt ou des maisons de Prix Renaudot. Lui n’avait eu que le prix des Quatre-Saisons, qui fait beaucoup moins vendre, et il s’était offert une cabane de pêcheur à Stromboli, une maisonnette de prix des Quatre-Saisons, avec des fauteuils en rotin et une télévision, qu’on ne lui avait même pas cambriolée. C’était minuscule, très joli, très sauvage, mais il avait dû y aller dix semaines en trente ans, autant descendre à l’hôtel. Il ruminait tout cela, avec des listes de rivaux et de concurrents, dont beaucoup étaient morts depuis ces cinq dernières années, mais qu’il enviait et haïssait encore, comme on suce un bonbon un peu doux ou une pastille pour la gorge. Il rêvait désormais, non pas de gloire littéraire — en ce domaine, il avait tout obtenu, on l’enseignait même dans les lycées, ce qui n’était jamais arrivé à ce pauvre gâteux de Jacquelin de Craonne —, mais de succès populaire, des ventes à Carrefour, des espaces culturels Leclerc à l’entrée des villes. Il aurait voulu être en piles sur les escaliers du Virgin Megastore des Champs-Élysées, être coup de cœur des libraires de la FNAC et il se retrouvait dans les boîtes des bouquinistes sur les quais. Aurait-il encore le temps pour faire du chiffre, pour s’acheter une vraie maison ? Et pour l’habiter ? Il sentait maintenant qu’il allait mourir envieux.
« Tu devrais, mon petit Achille, te concentrer sur ce que tu ressens ici, ces jours-ci. Si on te traque, si tu crois vraiment qu’on veut te faire du mal, venge-toi par la littérature. Note ce que tu éprouves, utilise la haine de ton adversaire pour faire de ton livre une arme. Ce sera ton meilleur. Tu ne te nourris pas assez de la vraie vie, je te l’ai dit, je suis le seul à pouvoir te le dire, tu vis entouré de flatteurs. Mets en scène l’horreur que ressent celui qui va mourir. Tu vas donner de la chair à tes histoires de Venise. »
Rodolphe n’avait été d’aucun secours, sous couvert de lui remonter le moral, il avait décuplé le stress du pauvre Achille. Ils avaient vidé la bouteille et le chantre de Venise, ce soir-là, après le départ de son camarade d’autrefois, s’était retrouvé seul, essayant d’ouvrir à nouveau les carnets qu’il n’avait pas sortis de sa valise, incapable de tracer quoi que ce fût sur son papier, lui qui avait autrefois la plume si facile. Il ouvrit la fenêtre. C’était vraiment haut. Il jeta le cadavre de la bouteille par-dessus bord pour voir combien de temps elle mettrait à s’écraser. Il compta. Entendit le bruit. Il était seul dans cette prison — seul avec la peur, pour la première fois, de souffrir au moment où il allait se faire tuer.
7
Dans la chambre secrète du Louvre
Paris,
mercredi 24 mai 2000
Jacquelin de Craonne, aidé par Wandrille, titube dans l’escalier en colimaçon. On ne voit rien. Ce n’est plus de son âge. Ça sent le cadavre d’araignée et la chauve-souris décomposée. Il arrive presque à en rire. Ce qui l’aide à combattre ses angoisses. Une tête de chat coupée, le message est clair.
Il n’avait jamais remarqué cette porte étroite en fer sur la face intérieure d’une des jambes du petit arc de triomphe de Napoléon dans le jardin du Carrousel, l’entrée cachée de ce monument tellement photographié. Wandrille éclaire les marches, il ne sait pas quoi lui dire pour le réconforter.
Le convaincre de traverser la Seine pour passer de l’École des beaux-arts à la cour du Louvre a été un calvaire, il a fallu trouver un taxi rue Bonaparte, pour faire cent mètres, payer le tarif de la course minimale : « Merci d’avoir accepté de finir ce reportage, c’est notre dernière prise de vue, la plus spectaculaire. Je vous raccompagnerai chez vous ensuite…
— Le devoir avant tout. Et puis, c’est pour Air France Madame , c’est très lu.
— Nous allons arriver à un premier palier, baissez bien la tête… »
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