Adrien Goetz - Intrigue à Giverny

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Après Bayeux, Versailles et Venise, voici Pénélope à Giverny, la patrie de Claude Monet. Notre intrépide conservatrice-détective assiste à un dîner au musée Marmottan-Monet, au cours duquel elle rencontre deux spécialistes de l'œuvre du grand impressionniste. Le lendemain, l’une, une religieuse, a disparu, alors que l’autre, une Américaine, est retrouvée égorgée. Wandrille, le compagnon-journaliste de Pénélope, est à Monaco où il couvre le mariage du prince Albert et de Charlène. Dans la principauté se prépare aussi la vente d’une toile de Monet. Vrai ou faux ? Le peintre, ami de Clemenceau, était-il vraiment l’homme tranquille qu’on connaît ? Un quatrième volume des Enquêtes de Pénélope aussi drôle qu’érudit.
Une démonstration évidente du maître du « polart ». Le Monde des livres. Irrésistible de virtuosité narrative et ludique autant qu’instructif. Un vrai bonheur de lecture. La Provence. Beaucoup de charme et de légèreté. Version Femina.

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ADRIEN GOETZ

Intrigue à Giverny

« Monsieur Monet, que l’hiver ni
L’été sa vision ne leurre
Habite, en peignant, Giverny
Sis auprès de Vernon, dans l’Eure. »

STÉPHANE MALLARMÉ, Vers de circonstance , pièce 38

PROLOGUE

Le Tigre à Giverny

Giverny, lundi 18 novembre 1918

« C’est fini ? demande le peintre.

— Oui, dit le Tigre.

— La Victoire !

— C’est mon premier jour de congé ! »

Clemenceau rit et Monet pleure. Ils s’embrassent.

L’armistice a été proclamé.

Monet portait un costume d’étoffe claire, coupé pour lui, mélange de blouse de peintre retenue seulement par le bouton supérieur, sous le menton, et de cape de gentleman-farmer. Il a ajouté, par ce froid humide, un gilet couleur taupe qu’il affectionne, parce qu’un bon jardinier, dit-il toujours, aime les taupes. Il est une taupe. Il gratte, il se barbouille le museau dans la terre, il bat des pattes, cligne les yeux en découvrant le soleil. Avec bonhomie et un briquet, il allume une cigarette. Clemenceau est en costume gris, comme dans son bureau, à Paris.

Marguerite, la cuisinière, a osé écouter un peu, et elle n’a pas su raconter grand-chose. Ils ont enlevé de la grande table en bois la nappe en cretonne, avec ce motif de fleurs bleues et roses un peu passé choisi jadis par Alice Monet, ils l’ont pliée en diagonale, ils ont étalé des papiers que Clemenceau avait apportés.

« Vous voulez venir au salon ?

— Vous êtes un bourgeois. La cuisine me va mieux.

— Un paysan ! Mon salon, c’était la grange, j’y ai tout fait faire moi-même, pendant qu’au jardin les enfants bêchaient, sarclaient, arrosaient avec moi. Nous nous sommes étendus d’année en année… J’ai prévu un déjeuner léger, avec ce gâteau de rhubarbe, spécialité de la maison, du vin d’Anjou et de Champagne. Vous allez me raconter la paix.

— Et comment nous allons la gagner, après avoir gagné la guerre. »

En attendant Clemenceau, Monet jouait au jacquet avec Blanche, sa belle-fille, qui était comme sa fille adoptive. Le jeu était encore ouvert sur la table. Blanche n’avait pas osé descendre saluer le Tigre. Elle aimait peindre, et Monet lui avait appris à attaquer les toiles exactement comme il le faisait, elle partait avec lui dans les champs, et elle peignait à ses côtés des meules, des peupliers. Elle était la seule élève qu’il ait jamais eue, et le résultat, parfois, était tellement réussi qu’Alice Monet elle-même, à la fin de sa vie, ne savait plus qui avait signé, si c’était sa fille ou si c’était son mari.

Piquée dans une boule de verre bleu, une seule rose blanche, sur la table, jouait dans la lumière. La rhubarbe avait le parfum de la paille humide. Monet avait enlevé ses lunettes pour que Clemenceau, qui n’oubliait jamais qu’il était médecin, puisse inspecter ses pupilles. Ça semblait s’améliorer un peu.

Pendant ces quatre années, il n’y avait eu que la boue, les tranchées, les couleurs de la mort. Monet pense à Duboc, le fermier de la maison voisine, mort pour la France, à tous les autres, dans le village et aux alentours, tombés au champ d’honneur.

« Vous avez une voie ferrée qui passe dans votre jardin, c’est bien commode, mon cher Monet. Aujourd’hui, je suis venu en voiture officielle, ça va plus vite… On a longé la Seine, j’avais oublié comme ça pouvait être beau. Un vrai lacet de corset !

— On ne vous aurait pas laissé monter dans un wagon, vous auriez eu un triomphe à la gare avec une cohue du diable ! Tout le monde veut vous voir. Ici, c’est vrai que je peux attendre sur le perron mes visiteurs illustres. Les locomotives, j’ai adoré les peindre, presque autant que les fleurs, alors j’aime les voir ensemble d’un seul coup d’œil.

— Monet, vous savez que j’ai une idée pour vous…

— Ah non, pas de décoration, Renoir en a accepté une, je l’ai assez engueulé. Décorez des soldats !

— Qui parle de ruban ! Je ne suis pas venu vous faire un cadeau, mais vous en demander un. Une grande décoration justement, le mot n’est pas mal choisi, pour la France. Vous me disiez dans votre lettre que vous aviez des idées de dons pour le musée des Arts décoratifs, en attendant de finir au Louvre — je vous le souhaite, le plus tard possible —, mais je crois que je vais exiger de vous un peu plus qu’un legs de deux tableaux aux Arts décoratifs…

— Je ferai tout, mais d’abord pour vous, mon ami, mon frère d’armes. Vous m’expliquerez au déjeuner. J’avais tellement peur de mourir avant la Victoire. Allons rendre visite à mes nymphéas. Les nénuphars sont paresseux, vous savez, ils se lèvent tard, un peu comme certaines belles personnes que nous connaissons. J’ai mon vieux jardinier qui s’en occupe : les nymphéas il leur faut un soigneur en permanence, ce sont des boxeurs sur le ring, comme nos amis américains.

— Je n’en peux plus de la politique, de la guerre, de tout. Oui, parlez-moi de jardinage, Monet.

— Je les avais plantés pour le plaisir, parce que j’aimais les voir. Je croyais que j’avais fabriqué un jardin comme tous les autres, comme c’est la mode, et voilà tout. Un jour, c’était une féerie, je suis resté à les regarder. J’ai pris ma palette, j’ai commencé à les peindre avec rage. Depuis, je suis fidèle, voici des mois que je n’ai plus d’autre modèle. J’aurais tant voulu combattre, avec nos poilus.

— Vous avez combattu, vous aussi, vous le savez bien.

— Oh, avec des toiles et des couleurs… Je me sens si vieux. Je ne sais rien faire d’autre. Maintenant, nous pouvons mourir. Vous viendrez suivre le petit corbillard de Giverny ?

— Ne dites pas de bêtises ! C’est vous qui irez à mon convoi.

— Vous ne voudriez quand même pas me faire entrer à Saint-Louis-des-Invalides !

— Vous voulez rire, ça sera sans cérémonie, sans discours. Imaginez Foch avec sa moustache et Poincaré avec sa serviette, en rang d’oignons derrière ma caisse. Je serais capable de revenir à moi. Tout serait à recommencer. Je ne veux que le minimum, c’est-à-dire moi-même.

— N’oubliez pas d’exiger qu’on brûle vos papiers !

— Surtout vos lettres, mon vieux Monet, il faudra qu’on en fasse une bonne flambée, que rien ne reste de toute notre aventure.

— Alice aurait tant aimé être avec nous, je le sais.

— J’aurais voulu qu’elle soit là, mon pauvre Monet.

— Sept ans déjà qu’elle est partie. En 1908, j’ai cru qu’elle allait devenir folle. Vous vous souvenez ?

— Non. Entre-temps, avec la guerre…

— Elle ne s’est jamais remise de l’affaire de la rue de la Pépinière, ce crime…

— Qui y pense encore ? Nous sortons de la plus grande boucherie que le monde ait connue, les crimes d’autrefois sont des broutilles, un autre siècle commence, qui efface les meurtres du siècle précédent. Si Alice avait pu connaître la suite de l’histoire… Montrez-moi de la peinture, Monet… »

Monet a emmené Clemenceau dans son nouvel atelier, un hangar moderne, avec des poutres métalliques, construit en 1915 pour peindre de grands formats, à l’intérieur, et plus du tout dans le jardin — il y invente une autre peinture, avec des nymphéas imaginaires sur de longues toiles… Cet été-là, un jeune homme nommé Sacha Guitry était venu avec un matériel de cinématographe. On voit l’image bouger, il manque le son. Monet a parlé quand même, il voulait qu’on voie remuer ses lèvres dans sa barbe.

Tard dans l’après-midi, dans la salle à manger peinte en jaune, et ensuite dans la chambre du peintre, à l’étage, le saint des saints, où ils se sont enfermés pour fumer cigare sur cigare dans la lumière dorée de l’automne, Monet et le Tigre parlaient encore…

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