ADRIEN GOETZ
Le coiffeur de Chateaubriand
« Vivre sans corps »
Joseph Joubert
J'ignorais l'existence des armes silencieuses. C'est une spécialité des Anglais. Je viens de trouver celle qui me convient, chez l'arquebusier Le Page, au Palais-Royal. Je crois entendre Sophie travailler son piano, une suite de morceaux très difficiles de Ludwig van Beethoven, Les Créatures de Prométhée. C'est un ballet romantique dont le livret est incompréhensible. Je ne sais qui sont ces mannequins et ces pantins qui dansent sous la lune et auxquels Prométhée doit donner, avec une part du feu qu'il a volé au Ciel, l'étincelle de la vie.
Sur le fusil que le commis de Le Page m'a vendu, on peut visser un réservoir. Il contient de l'air sous pression et il peut être, m'a dit l'homme de l'art, dissimulé dans la crosse ou prendre la forme d'une sphère de cuivre fixée par une vis, aisément escamotable. Il est rempli d'air grâce à un soufflet de forge adapté, très joli. Les premiers tirs sont les plus puissants et peuvent tuer. Ces armes ont été autrefois prohibées, elles étaient la providence des braconniers. Elles ont été souvent maquillées en fusils classiques.
Je n'ai pas osé dire que je n'avais jamais fait feu de ma vie. Je suis coiffeur.
En écoutant le vendeur, j'étais impatient d'essayer. Il était fier de ce qu'il me proposait. Seule la maison Le Page les vend à Paris. Ces armes sont terribles : impossible de savoir d'où le coup est parti. Elles ont toutefois, dans le royaume de France, un cours tout à fait légal puisque l'arquebusier a eu l'idée de les baptiser « carabines de jardin », comme ces pistolets plus légers qui servent, m'a-t-il dit, au tir sur cible ou à tuer les petits oiseaux. Le Page commande les siennes à Londres ; l'adresse de son fournisseur est écrite en lettres d'or dans la feutrine de la boîte élégante que je viens d'apporter à la maison : « Joseph Charles Reilly — 316, High Holborn. » Ma décision est prise. Reste à ne pas rater ma cible. Il doit mourir sans que je puisse être inquiété.
Pendant les huit ans où j'ai été « Adolphe Pâques, le coiffeur de Chateaubriand », je n'ai pas jeté un seul de ses cheveux. Le tas de pages manuscrites de ses Mémoires a grandi au même rythme que la masse des mèches, de plus en plus blanches, que je conservais chez moi. Dans mes rêves, feuillets et boucles s'équilibraient sur les plateaux d'or d'une balance, entre les nuages du Ciel.
Coiffer François-René, vicomte de Chateaubriand, ancien ministre, ancien ambassadeur, ancien pair de France, ancien jeune homme désespéré, n'était pas facile. Il avait de moins en moins de cheveux et il fallait toujours qu'il semble décoiffé.
Donner l'air ébouriffé à un grand homme qui a l'habitude de rabattre sa dernière mèche sur le dessus du crâne, c'est un exploit. Il voulait toujours ressembler à son portrait par Girodet, le visage bruni par le soleil d'Orient, tête en bataille, main sur le cœur, dans les ruines de Rome. Comme si le vent qui souffle aux environs du Colisée le portait encore, ce vent de l'histoire et de l'Italie ; alors que, dans ses dernières années, il marchait à petits pas, sur le pavé de la rue du Bac. Je revois sa redingote marron élimée, ses manchettes tachées de chocolat, ses pantoufles.
J'ai aimé m'occuper de mon écrivain, le faire se redresser, lui donner le bras sous le porche, l'aider à répondre aux gens qui l'arrêtaient pour lui dire qu'ils l'avaient lu et qu'ils avaient pleuré.
Quand j'allais fixer les papillotes de M meRécamier, la plus belle femme du monde, qui vieillissait aveugle dans son salon de l'Abbaye-aux-Bois, je m'arrêtais souvent, sous prétexte de préparer mes instruments, pour scruter le portrait de Girodet, accroché chez elle à la place d'honneur. Le tableau avait été installé là après la mort de M mede Chateaubriand. Je l'avais longtemps vu rue du Bac, chez l'écrivain, sans trop oser m'attarder. C'est un chef-d'œuvre. J'avais la charge d'entretenir la ressemblance du modèle, travail plus difficile que celui du peintre.
Ma vie tranquille avait trouvé une inspiration nouvelle, rien ne laissait présager qu'elle allait s'accélérer. Je n'avais que des occupations bien convenables, plus cette fréquentation exaltante, dont j'étais fier, mais dont je ne parlais pas vraiment, de peur d'être moqué par ma femme et mes amis pour mes passions littéraires, extravagantes chez un coiffeur.
Chateaubriand aimait deux de ses portraits : celui de Girodet à cause de sa jeunesse, des ruines de Rome et du ciel bleu, et un autre, par je ne sais plus quel barbouilleur, un certain Laval je crois, où il pose en grand uniforme de diplomate, couvert de décorations, le manteau d'hermine, privilège des pairs de France, jeté sur les épaules. Quand je le rencontrai, il ressemblait encore un peu au second, mais de moins en moins au premier. Il se faisait pommader et friser. Il torturait sa dernière mèche. Je l'ai ramené à la nature.
C'est ce que j'appelai ma révolution romantique : « Monsieur, passeriez-vous vos phrases au fer à friser ? » Ce mot lui plut. C'était une des premières fois, je me souviens que j'avais été frappé par l'odeur de chocolat chaud qui flottait dans la maison. Il rit. J'avais compris tout de suite ce qui n'allait pas. C'est pourquoi il se montra si satisfait. Cela lança même, un temps, une vraie mode chez les semi-chauves, qui voulurent tous se coiffer « à la sans façon », comme l'auteur d 'Atala. J'opérais sur lui une révolution capillaire — elle compta dans ce siècle des révolutions.
En 1830, Victor Hugo, qui ne s'était pas encore laissé pousser la barbe, avait pris la tête d'un bataillon de chevelus. Ce fut la bataille d 'Hernani, au cours de laquelle on cria « Au cimetière les genoux ! » pour se moquer des chauves défenseurs de l'alexandrin et du classicisme. Attraper une « tête de genou » quand on a été « le grand sachem du romantisme », ainsi que me le dit un jour M. Théophile Gautier, prince de l'hirsutisme, cela n'était pas possible.
Ce fut ma révolte, sans pastiche ni postiche. Une invention dans l'art du cheveu, qui vaut bien une nouvelle forme en poésie ou en musique. Les caricaturistes se moquèrent de Chateaubriand. Ils scalpèrent l'aïeul académicien. C'était gagné. Face à Victor Hugo, qui perçait les nuées, la tête de M. de Chateaubriand redevenait célèbre. Le premier croquis fait de lui avec des houppes énormes, qui s'écartaient comme les vagues de la mer Rouge pour laisser passer Moïse, fit un tabac. Il me montra, triomphant, la page du journal : « Mon petit Adolphe, je vous garde à vie ! Ma postérité vous devra beaucoup. Je ne veux plus d'autre coiffeur. Jetons les fers à friser ! » C'est ainsi que je m'occupai du grand homme de 1840 à sa mort, en 1848, autre année de révolution.
Coiffer l'auteur d 'Atala devenait, de mois en mois, plus ardu. Mon butin de cheveux maigrissait. Le jour où je suis quand même venu avec un postiche, il a éclaté de rire. Il était assez bon garçon. Il me racontait comment avec Mathieu Molé, au retour de l'émigration, ils étaient jeunes, ils faisaient des batailles de seaux d'eau dans les greniers immenses du château de Champlâtreux ; il était resté farceur. Il arrosa le toupet avec la cuvette de sa toilette. Il aurait pu le prendre plus mal. « Laissons cela à Rossini », me dit-il. Pour Rossini, le « toupet » était essentiel. Il fallait qu'il tienne bon quand il dirigeait son orchestre, dans ses fulgurantes accélérations, son vent de l'histoire à lui. Il se démenait, un diable, suant et gesticulant. La garniture de crâne risquait de bouger, pire, de glisser. C'était un de mes confrères de la rue des Martyrs, Léopold, qui s'occupait de lisser le cygne de Pesaro. Il le remplumait. Quand il parlait du toupet qu'il fallait pour résister à un crescendo rossinien, on aurait pu le prendre pour M. Fétis en personne ou quelque autre de nos meilleurs critiques de musique. Un jour, en riant, Léopold me demanda de lui donner quelques mèches de M. de Chateaubriand pour garnir la houppe de Rossini. Je refusai, un vrai sacrilège.
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