Adrien Goetz - Une petite légende dorée

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Pendant la semaine où s’écroule le bloc de l’Est, Carlo, jeune dandy américain, espion et diplomate, parcourt l’Europe.
Ce qui le conduit à Lugano, à Budapest, à Prague et enfin à Sienne, le matin du Palio, doit rester secret. Il n’en parlera ni à Marge avec qui il vit, ni à Irène, lancée à sa poursuite. Il ose à peine se l’avouer : c’est l’amour de l’art, un coup de foudre, la découverte d’un artiste siennois oublié dont il a vu une œuvre par hasard à la National Gallery de Washington.
Le « Maître de l’Observance », peintre énigmatique de la Renaissance, commence à le hanter et transforme sa futile existence en une petite légende dorée.
Adrien Goetz fait de la peinture sa trame romanesque. Il entraîne le lecteur dans une troublante enquête à travers musées et collections privées. Un nouvel hymne à l’Italie par l’auteur de
(Prix des Deux Magots, Prix Roger Nimier).

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ADRIEN GOETZ

Une petite légende dorée

Pour Elisabeth et Cyrille

Des villes, et encore des villes ;
J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amours :
À quoi bon en parler ? Il m’arrive parfois,
La nuit, de rêver que je suis là, ou bien là,
Et au matin je m’éveille avec un désir de voyage.

Valéry Larbaud , Poésies d’Archibald O. Barnabooth

Une minute plus tard, sous ce clair de lune romain qui fait passer le frisson de la peinture sur les arbres, un étrange spectacle se présentait à la vue.

Roger Nimier , D’Artagnan amoureux

CHAPITRE 1

L’OBSERVANCE

Dans la légende, toujours, quand il était embrasé du feu de l’Esprit, c’était en français, langue qu’il avait reçue de Dieu comme un don miraculeux, qu’il exprimait ses émotions brûlantes.

Jacques de Voragine, La Légende dorée, Saint François

Pour la première fois, Carlo ne se sent pas étranger. Jamais venu en Italie, il ne ressent pas non plus ce vague sentiment de bonheur, cet éblouissement naïf, qui fait dire à tant de touristes tombés du nid qu’ils ont trouvé la patrie de leur cœur. Il en ricane en gravissant la côte. Lui se dit Italien faute de mieux. Il ne connaît rien de l’Italie. Seulement, nulle part ailleurs, autour du monde, il ne se sent chez lui. Ici, son prénom ne fera pas exotique. Quand il parlera la langue, et qu’il se présentera : « Carlo », tendant la main, on ne fera pas attention. On ne le remarquera pas.

Idéal, pour un espion. Non que quelqu’un ait jamais pu se rendre compte de ses activités secrètes, ni Marge, ni sa mère, ni ses frères. Lui-même en doute quelquefois. Ici, de plus en plus. Ni affabulateur ni espion de cinéma, il travaille avec zèle pour la C.I.A. et en tire quelque profit matériel. En plus de son métier. Sous la torture, on aurait bien pu lui faire cracher cinq ou six noms. Dans cette campagne toscane, il ne détonne pas — ce qui l’étonne. Lèvres closes, sans émettre un son, à l’intérieur de son cerveau, il fredonne l’air Caro nome du Rigoletto de Verdi dans l’interprétation d’Amelita Gallicurci en 1917 et crachote comme un vieux rouleau de cire. Ses accès d’italianisme sont rares. Ses succès vocaux encore à venir. Il regrette un peu d’en être le seul témoin. D’ordinaire, il imagine autour de lui des cercles de gens à le regarder. Avec modestie, il accepte sans discuter cette vision d’un monde concentrique autour de sa personne : si l’univers est infini, n’est-il pas naturel que chacun des points qui le composent s’imagine en être le centre ? Carlo joue au philosophe, quand il se croit seul. À Sienne, il se trouve transparent. Comme s’il avait tourné vers la paume l’anneau qu’il porte à son doigt — où il n’a peut-être pas pris la peine de dissimuler l’appareil photographique en miniature, invisible attribut de son invisible profession. Rien à espionner. Il regarde le paysage, l’Italie inconnue, prend goût à la marche à pied.

Dernière étape de son circuit secret. La banlieue qu’il traverse, sur une colline en face de Sienne, aurait pu être jolie. Aux fenêtres battent les drapeaux de toutes les contrade, les paroisses. À l’aide du guide, Carlo parvient à les identifier : la girafe conduite par un Maure, l’éléphant rouge portant une tour attachée à son dos, l’aigle bicéphale diadémée deux fois, le dauphin, la tortue ou l’oie. Couleurs fraîches, sur les crépis crème. Carlo fixe une des bannières, d’un jaune d’œuf éclatant rehaussé d’une pointe de rouge pur, une tache de sang fraîche sur un fond d’or. Au loin, les champs, les épis, les cyprès : rien ne le surprend de ce paysage si longtemps attendu. Il respire un air qui rappelle certaines routes du Tennessee, entre Nashville et Knoxville, une campagne où il s’était dit : « Le parfum de la Toscane doit ressembler à celui-ci. » Il avait peint quelques aquarelles, aux Etats-Unis, qui donnaient à ce coin d’Italie l’air d’un pays de connaissance. Hors les murs, chacune des familles venues s’exiler dans cette périphérie continue à encourager, pour le sport, son quartier d’origine, le fragment de la vieille ville qui constitue sa patrie. Le Palio, Carlo s’en moque. Cette banlieue d’expatriés, de la première ou de la seconde génération, avec leurs étendards, c’est l’Amérique de Sienne.

C’est ici qu’il aurait pu grandir si, à la mort de ses parents, son oncle Roberto avait été au bout de la procédure d’adoption. Au lieu de cela, Carlo, à six ans, avait changé de continent. Une déchirure bien cicatrisée, dont il n’avait aucun souvenir, une blessure qui, même ici, depuis la veille, ne se rouvrirait pas. Il imagine à quoi peut ressembler cette journée pour ceux qui vivent derrière les fenêtres de ce nouveau monde édifié face à l’ancien. Les conversations de la famille enfermée autour de la table d’olivier luisante, l’aïeul au bout, devant le poste, les voisins, alliés ou ennemis, invités pour suivre la course. On a préparé du jambon et des saucissons. Là-bas, de l’autre côté, en ville, les Anglais et les gens de Turin à qui l’on a vendu la vieille maison doivent se préparer à prendre place, chapeaux de paille en tête. Beaucoup d’Américains aussi — ils ne connaissent rien aux chevaux, mais apprécient la fête. Ici, à la télévision, on verra mieux qu’eux — et pour les paris, c’est pareil.

Carlo se trouve très fort : avec quelle perspicacité il a analysé la vie de ce quartier, rien qu’à partir de ce qu’il a lu dans le guide — don de seconde vue digne d’un romancier. Il se dit : si les Siennois tiennent tant au Palio, si les touristes n’y comprennent rien, ce doit être une histoire d’argent — et ces bannières dans le ciel. Carlo aime l’équitation, depuis ses années de Yale : le sport qu’il avait choisi à l’université. À bien voir, il n’apprécie pas les couleurs de ces étendards ; on se rend compte au soleil que c’est du nylon. Leurs ombres balayent la route, projetant des reflets de fond d’aquarium. Les Siennois doivent aimer le denaro. Ils se sont pourtant fait flouer, puisqu’ils vivent ici, du mauvais côté, et que leurs paris sur le cheval vainqueur, c’est le but médiocre de toute l’année. S’il parlait à voix haute, ils le massacreraient sur place, immolé en ce jour de fête. Ainsi, serait-il, jusqu’au dernier instant, des leurs. Carlo veut s’occuper l’esprit pour ne pas se troubler au moment décisif, pour ne sentir ni impatience ni nervosité, pour ne pas avoir peur. Pour continuer à entendre les musiques de son choix, à volonté, dans son auditorium intérieur, la chambre secrète, le tabernacle, le naos de sa boîte crânienne.

Ce quartier, c’est le mauvais profil de Sienne, les habitants sans la ville, entassés en face d’elle à la contempler et à se reconnaître encore dans son miroir — miroir pour touristes, tristes alouettes envoyées du monde entier. Une Italie sans monuments, avec seulement les Italiens, leurs jeux et leurs bagarres, leurs petites nullités affrontées. Lui aussi jusqu’à aujourd’hui a été un Italien sans Italie. Elle ne lui a pas manqué. Nul sentiment de rentrer à la maison ; pas plus qu’il n’avait pensé jusqu’alors être en exil où que ce fût. Il a quand même été surpris.

Tout s’est passé comme prévu. Le vol de J.F.K. à Galileo Galilei — l’accélération de l’appareil, au décollage, parallèle à celle de sa vie — le train pour Lugano, le petit détour ensuite par l’Europe centrale — ses rencontres : le baron balte, le faussaire de Budapest et Irène, dont le souvenir le brûle, c’est beaucoup — puis, à nouveau, le train pour Sienne. Circuit mis au point avec soin. À Sienne, il a voulu tous les petits plaisirs de l’Italie. Il s’est installé sur la place, devant un caffè macchiato, une orange pressée sous ses yeux, una spremuta et un « croissant », en français, plein de crème pâtissière ; il a pris son temps. Il est passé à la Pinacothèque, mais n’est pas allé plus loin que la première salle : il s’est arrêté devant une peinture intitulée La Madone aux gros yeux. Il s’est senti bien. L’amour de l’art peut-il changer votre vie ? S’il avait voulu expliquer cela à n’importe lequel de ses collègues, il se serait fait rire au nez. Il élude la question.

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