Il échafauda une théorie fabuleuse. Au centre des villes, sous le nom de musées, se cachent d’immenses centrales nucléaires, thermiques, chimiques, bénéfiques. Vous avez le droit d’entrer dix minutes, vous pouvez aussi y rester toute la journée. Vous n’êtes pas obligé d’aimer l’art. Vous n’avez rien besoin de savoir. Vous entrez. Vous ne choisissez pas. C’est vous qui êtes choisi. Ce peut être un meuble chinois, une tête gothique, un tableau de Paul Klee ou de Zurbaran. Pour Carlo, c’est une peinture d’un certain « Maître de l’Observance ». Vous regardez. Vous sortez. La vie remonte en vous. Une irrigation intérieure. Carlo partirait au bout du monde pour ressentir encore, à Budapest, à Prague, à Lugano, la pureté de ces quelques minutes passées devant une peinture. Personne ne le sait. Nul n’ose en parler. On a honte. On continue à faire croire que les musées sont faits pour les groupes scolaires et les conférences d’histoire de l’art, la ronde infernale des expositions qu’il faut avoir vues. Un jour, vous croisez un collègue, une vague connaissance, un ami, venu seul, à l’heure du déjeuner. Lui aussi, alors, il sait ? Ce serait drôle, si c’était vrai. Si dix minutes au musée donnaient plus de bonheur qu’une séance au gymnase ou une soirée à lire les livres du dalaï-lama. Pourquoi pas ? Si Carlo voulait devenir un gourou chef de secte, fondateur de phénomène de société, il ferait un livre là-dessus, vrai ou faux.
Dès qu’il avait été en face d’Irène, il s’était dit : je la déteste. Je méprise ce genre de femme. Il comprit au premier regard qu’elle incarnait tout ce qu’il ne pourrait pas être, qu’elle était ce qu’il ne pourrait pas avoir. Aussitôt, il se mit à vouloir lui ressembler. Elle savait tout. Elle pensait à tout. Elle ne laissait rien au hasard. Ni à personne. Elle avait fait ses classes à Harvard — membre de l’équipe d’aviron. Une tueuse rivale. Yale et Harvard s’opposent à longueur d’années ; au football, au polo, à l’aviron, en natation… Elle ne lui faisait pas peur. Sur la photo de la fiche, elle avait vraiment tout fait pour s’arranger. En réalité, elle n’était pas laide, mais elle avait dans le sourire quelque chose d’incontestablement désobligeant. Il sentait qu’il avait en lui de quoi devenir comme elle. Elle le tenait. La même graine d’espion, sous deux formes différentes. Il jouerait à la prendre comme modèle. Un certain temps, on verrait bien. Il en serait jaloux. Marge serait jalouse d’elle — quand il lui en parlerait. Il la haïrait, cette grecque au nom imprononçable, et il conformerait toute sa vie à la sienne. Que penserait Marge quand elle verrait que son sourire prenait, à certains moments, quand il parlait de quelque chose qu’il savait, une forme désagréable ? Depuis longtemps, il désirait être à l’image de cette Irène. Enfant, elle avait dû grandir dans une de ces écoles grecques de New York que l’on voit défiler à l’automne sur la cinquième avenue. Elle avait dû avoir la rage de la réussite. Elle avait été une de ces petites filles dans l’uniforme beige ou bordeaux de son pensionnat qui, à la tête du cortège, portent une gravure de Lord Byron entourée de rubans blancs et bleus. C’est parce que, depuis toujours, il avait voulu se conformer à ce modèle qu’il l’avait, tout à l’heure, identifiée du premier coup. Carlo, trop riche, trop heureux, dans son Amérique de carte postale, réfugié parmi ses disques, avec ses stylos des années trente, ses petites bouteilles d’encre et sa fortune, avait été trop indolent : il aurait dû, à dix-huit ans, se comporter en inquiet et souffrir plus d’être orphelin.
Le soir, il s’aperçut qu’il avait gardé à la main la pochette de documents remis par Irène. Il l’avait oubliée. Et toujours pas grande envie de l’ouvrir. Ce qu’il y trouva ne l’étonna pas. Il fallait répercuter l’information. Rien de plus administratif que l’espionnage.
Il était sûr que, dans la journée, cette Irène se serait documentée sur le Maître de l’Observance. Pourvu que la prochaine fois on ne la lui refile pas comme contact, qu’il ne la croise jamais au club de la presse étrangère, l’habituelle buvette des héros du renseignement. C’était peu probable. On travaillait rarement deux fois avec les mêmes. Pourvu qu’il ne la revoie jamais. Il se dit qu’il avait senti, dans son premier regard, qu’il avait plu à cette jolie laide. Carlo s’en rendait toujours compte. Il se traita de fat, de poseur. Il enrageait plutôt qu’elle n’eût pas fait mine de le trouver beau. Quand Marge s’était laissé séduire, il l’avait lu dans ses yeux. Avec Irène, il avait cru deviner, puis n’avait rien vu. Au diable.
À son retour de Newport, Marge trouva son futur mari si changé qu’elle recula le moment de lui proposer le mariage. Elle le sentait étrange. Lui ne parla pas de peinture, de la National Gallery, ni de sa rencontre avec cette Irène de malheur. À quoi bon ? Phrase dangereuse qui lui revenait, en marchant dans les couloirs, dans son bain, dans ses rêves, ces dernières semaines. Quand elle lui parla de l’exposition Matisse qui allait s’ouvrir et des toiles venues de divers musées des pays de l’Est, Prague, Budapest et autres, que l’on n’aurait peut-être pas l’occasion de revoir, il détourna la conversation avec pudeur. Il commençait à avoir envie d’un nouveau stylo.
*
Carlo mit longtemps, plus de dix mois, à vaincre la timidité qu’il éprouvait devant les marches et les marbres de la bibliothèque du Congrès. Un vrai Américain n’aurait même pas compris que l’on pût hésiter. Il s’y décida la semaine qui précédait ses vacances. De petites vacances de huit jours demandées depuis une éternité, à cette date, sans qu’il se souvînt trop pourquoi. En réalité, c’étaient des dates qu’on avait fixées pour lui dans son agenda. Une semaine : il avait son idée maintenant.
Depuis la rencontre avec Irène, rien ne semblait changé avec Marge. Était-ce seulement une timidité invaincue qui les faisait sans cesse ravaler leurs demandes en mariage ?
Tout fut très simple, à la bibliothèque. Il eut à peine formulé sa question devant une des documentalistes, qui consulta pour lui la banque de données, qu’on lui répondit par une liste de cent titres.
Étonnement devant le nombre incroyable d’artistes répondant au nom de « Maître de… ». On lui expliqua : absence de nom. On regroupe une série d’œuvres anonymes qui paraissent exécutées de la même main, et les historiens de l’art donnent un nom arbitraire d’après le tableau qui a servi de référence pour l’attribution. L’idée plaisait bien à Carlo, c’était un peu de l’espionnage, ou du moins du roman policier. Car à la différence du commun des espions, Carlo, en lui-même, cultivait le mythe. Il se jouait la comédie du renseignement à l’ancienne, se prenait au jeu. C’était pour cela qu’il avait accepté ce travail, en plus du poste au Département d’État. La documentaliste continuait d’expliquer : il était passé en vente l’autre jour à New York, le journal en avait parlé, un primitif rhénan — Carlo ne posa pas de question — d’une remarquable laideur — il imaginait de moins en moins — qui avait atteint un prix faramineux. Simplement parce qu’il s’agissait d’une de ces œuvres de référence, d’un artiste exhumé d’hier, alors que le tableau était encore sur le marché. L’acquéreur lui volait un peu de sa postérité en lui donnant son nom. Le M r Johns ou Smith qui l’avait emporté à la vente de New York devenait, par définition, le possesseur de la plus belle œuvre du « Maître de la Madone Smith » ou du « Maître de l’Annonciation Johns ». Il allait du coup rejoindre la litanie prestigieuse qui s’était imprimée alphabétiquement et en rafales sur le « listing » que Carlo tenait en main — qui traînait, en larges ondulations, jusqu’au sol. Les maîtres inconnus de l’histoire de l’art rebaptisés de noms d’emprunt. Comme lui, comme Irène, des agents en mission.
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