Personne ne sait que l’arc de triomphe du Carrousel est creux. Wandrille a dû passer prendre les clefs chez le capitaine des pompiers, au poste de sécurité du Louvre. L’arc dépend du musée, qui le tient entre ses bras comme pour le mettre en valeur, la seule œuvre d’art qui était trop grande pour entrer et qu’on a dû laisser dans les jardins. Une pensée pour Pénélope : le Louvre, c’est son rêve, elle veut travailler à la conservation des tissus coptes sur lesquels elle avait soutenu son mémoire, mais au rythme des nominations, dans son métier, elle n’y arrivera pas avant vingt ans. À Bayeux, il avait fallu tenir bon, puis Versailles depuis deux ans, promotion inespérée qui ne lui a pas apporté que des amis parmi ses confrères, ensuite elle aura le droit de passer par la case Roubaix, puis Lille, puis Lyon et vers la soixantaine peut-être le Louvre… Et comme elle est spécialiste des tissus anciens, elle peut même amorcer un parcours thématique : le musée des Beaux-Arts et de la Dentelle d’Alençon, ou celui de Calais, puis rétrogradée au musée du Mouchoir de Cholet, avant le musée de l’Impression sur étoffe de Mulhouse, puis, enfin, le musée des Tissus de Lyon, ou le musée du château d’Angers, pour s’occuper de la tenture de l’Apocalypse, et en fin de carrière, Paris, le musée Galliera, les crinolines, jamais de Louvre, jamais d’Égypte copte… Quand Wandrille plaisante sur ce ton, Pénélope hurle.
Un pompier les accompagne, c’est la règle, le photographe suit à son rythme avec son parapluie blanc et sa sacoche. Tous les arcs de triomphe sont creux, Wandrille vient de l’apprendre et il est assez fier de donner un cours d’architecture à l’académicien. Ils sont creux, ça les rend plus solides. Craonne murmure : « J’en connais d’autres… »
Au centre de l’Arc de l’Étoile, on a même aménagé un petit musée. Wandrille se demande du coup ce qu’il y a, sur le Forum de Rome, à l’intérieur de l’arc de Titus, de celui de Constantin, de celui de Septime Sévère, on y trouverait peut-être les trésors des empereurs, la Menorah du temple de Jérusalem, les bijoux d’or de Cléopâtre… Et, dans l’arc de Gallien à Thessalonique, des armes barbares en métal rouillé.
« Vous savez tout sur les arcs de triomphe, jeune homme !
— Ici, c’est Napoléon qui a voulu aménager une chambre secrète. Comme un petit appartement, trois pièces en enfilade, sans fenêtre, avec des meurtrières qui donnent un peu de jour aux oiseaux et aux chauves-souris. »
C’est ici qu’il aurait fallu installer au moment du retour des cendres de Napoléon, sous Louis-Philippe, la dernière demeure de l’Empereur, plutôt qu’aux Invalides. On aurait pu y cacher les trésors pris à Vienne et à Milan, y dresser le lit de camp du musée de l’Armée, accrocher les portraits de famille du musée d’Ajaccio. C’est le vrai centre du Louvre. Le centre vide de la France. La pyramide de Pei n’est qu’un leurre.
« Pei, mais c’est un architecte nul. Vous connaissez ce reportage sur Arte qui passe la nuit quand ils ont besoin d’occuper l’antenne, un programme pas cher. Il est interrogé chez lui, dans un fauteuil hideux avec un napperon au crochet. Wandrille, comment a-t-on pu confier le Louvre à quelqu’un qui a des napperons au crochet dans sa maison ?
— Ici les architectes sont Percier et Fontaine, plus Gobelins que napperons. Ils ont aménagé pour l’Empereur cette sorte de grand studio actuellement sans locataire, sans cuisine, sans ascenseur, mais dans le I erarrondissement, entre Louvre et Tuileries, très commode et très chic. L’adresse, personne ne la connaît : rue du Général-Lemonnier. Ici nul n’habite : cette rue qui n’en est pas une passe sous les guichets du Louvre. Lemonnier était un général de brigade, j’ai oublié à quelle époque. Faites très attention, le sol est inégal. Je vais vous donner le bras.
— On gèle chez vous. Vous savez trop de choses, mon petit. Vous aimez l’histoire, hein ? »
Wandrille rêve. Pénélope lui manque un peu. Ici, ils se lanceraient ensemble dans une séance de spiritisme délirant. Dans ce sanctuaire invisible, en plein Paris, Napoléon aurait pu faire aménager son poste de commandement, au bord de la Seine, au milieu de ce musée et de ce palais qu’il a tant aimés. Au cœur du Louvre, le point de croisement de toutes les perspectives, son centre de gravité. Son âme voltige quelque part. Ces pièces sales et noires sont une œuvre d’art, vide, parfaite.
Le pompier qui ouvre la marche vient d’entrer dans la troisième petite chambre, il s’engage sur une échelle métallique et soulève, au plafond, une trappe de zinc. Wandrille suit, tend la main au vieux Craonne, qui tremble…
Dans un mauvais film, là-haut, au pied des chevaux, il y aurait une autre tête de chat coupée. Wandrille a confiance : ses reportages ne sont pas des navets. Il touche, dans la poche de sa veste, le petit billet trouvé devant la statue, une belle pièce à conviction, qu’il ne reproduira pas dans cet article, mais peut-être dans un autre, si l’affaire devient sérieuse… Craonne passe la tête, regarde, se hisse, poussé par le photographe. Heureusement qu’un muret les protège du vide.
Le ciel s’ouvre, Paris paresse, la roue installée pour Noël tourne toujours dans le jardin, ça doit rapporter. C’est une des plus belles vues qui soit. Le musée ouvre ses grands bras vers le monde, et la Seine s’enfuit au loin. Dans l’axe, l’autre arc avec la flamme du soldat inconnu, puis la Défense… Les photos seront magnifiques, les chevaux verts se découpent sur le bleu, le char semble immense, les statues de femmes drapées qui l’accompagnent ont l’air d’être en or massif.
Craonne a poussé un cri. Wandrille a dû le soutenir. En haut, la tête sous un des sabots de bronze, à côté des majestueux chevaux du quadrige, un jeune homme attendait — avec l’air de Rastignac contemplant Paris.
C’est le pompier qui a parlé en premier : « Ah oui, c’est vrai qu’on a déjà quelqu’un ici ce matin. On vous a laissé là tout seul ? Vous saviez que vous étiez enfermé, on a verrouillé en bas…
— Que faites-vous là, vous ? Vous m’attendiez ? C’est un drôle d’endroit pour des retrouvailles », dit Craonne.
Le jeune homme se lève, sourit, montre une liasse de feuilles et un carnet. Il fait tout pour signifier qu’il était en train d’écrire depuis plusieurs heures, inspiré sans doute par ce décor. Wandrille, qui s’y connaît, se dit que certains n’usurpent pas leur réputation de petits poseurs. Mais comment a-t-il fait pour se retrouver là ?
Au-dessus de la terrasse, en se hissant à la force des bras, on peut atteindre le quadrige. Les touristes l’aiment, même si, eux, ne peuvent le voir que de loin. Ce sont bien des chevaux copiés sur ceux de Saint-Marc. Des chevaux que les Vénitiens avaient eux-mêmes pillés, à Constantinople, lors du sac de 1204, où ils ornaient la loge impériale de l’hippodrome, et que les souverains byzantins avaient, dit-on, volés au sanctuaire de Delphes, à moins que ce ne soit à Rome… Si Pénélope était là, elle dirait qu’on n’en sait rien. Sous Louis XVIII, un gentil sculpteur qui deviendra le baron Bosio avait fabriqué des chevaux de remplacement, verts et racés, une statue de la Restauration bien dorée rentrant au Palais, avec deux allégories portant des palmes, la Victoire et la Renommée en chemise de nuit néo-grecque, œuvres de Lemot — et non de Lemont, comme c’est écrit par erreur sur le panneau explicatif en bas.
Cela n’explique pas ce que ce freluquet fait là. La coïncidence est un peu forte. M. de Craonne, redevenu maître de lui, fait les présentations : « Nous parlions justement de vous il y a moins d’une heure. Wandrille, je ne sais pas si vous avez déjà eu l’occasion de rencontrer Gaspard Lehman, je ne me souviens plus trop qui me reprochait, en riant, de ne parler que de moi, mais je vous ai dit du bien de son dernier livre… »
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