Rosa — à la télévision, on l’appelle par son prénom — invite des écrivains une fois par mois sur le plateau de « Paroles d’encre ». Sa légende veut que, le reste du temps, elle s’enferme pour lire dans un palais de Venise que lui a légué sa grand-mère italienne. La semaine passée, Le Monde faisait son portrait en pleine page. On évoquait la possibilité de créer une chaîne culturelle franco-italienne sur le modèle d’Arte dont on lui confierait la direction. Les gens n’en peuvent plus, concluait l’article, de la chaîne strasbourgeoise de la Seconde Guerre mondiale et du nucléaire.
Rosa est une célébrité de Venise. La seule célébrité de Venise qui soit connue aussi à Villefranche-de-Rouergue. La voici qui surgit dans la réalité, en tailleur pied-de-poule et sac damier de chez Vuitton, s’agitant comme si elle donnait le départ d’une course. Et elle lui parle à elle, Pénélope, comme si elles étaient amies, comme si on était dans l’émission, en accentuant chaque première syllabe, un tic d’écran — avec un très léger accent italien planant sur la fin des phrases comme flotte l’esprit sur les eaux : « Un chat à la tête tranchée, c’est une menace de mort ici. Un langage codé depuis le XVII esiècle. Reste à savoir à qui le message s’adresse, peut-être à moi, j’ai tant d’ennemis, les éditeurs, les attachés de presse, les auteurs que je n’ai jamais voulu inviter… Les chats disparaissent de la ville. La municipalité les chasse. Bientôt on pourra dire : pas un chat à Venise ! Leur dernier refuge, ce sont les cloîtres à l’intérieur de l’hôpital San Marco, juste ici, c’est très beau d’ailleurs. Suffit d’entrer, c’est gratuit, les touristes ne le savent pas, ils ne regardent que la façade, mais c’est vrai qu’elle est superbe. Elle va bien avec la statue, vous ne trouvez pas ? C’est la plus belle place de Venise. Elle n’est pas si facile à dénicher, heureusement que vous aviez un plan. Vous avez lu Corto Maltese , ma jolie ?
— Bien sûr !
— C’est pas tellement une lecture de fille. Vous avez un fiancé ? Hugo Pratt vient de ce coin, sa maison est à l’angle de la Casa della Testa, tout son univers est né là.
— Vous aussi, vous êtes une enfant du quartier ?
— Sestiere , pas quartier, Venise est divisé en six ! Ici, Sestiere de Castello. Je ne suis pas Vénitienne à quatre quartiers, j’ai eu une grand-mère milliardaire, en lires, mais c’était déjà bien. Grâce à elle, j’habite ce palais, celui dont vous voyez le jardin, de l’autre côté du petit canal. Je donne sur la place, le Colleone de Verrocchio, je le vois de mon lit. Mes trois autres côtés sont français, et très pauvres. J’écris mes livres en français. Un français pauvre aussi, minimal.
— Je sais.
— Je ne vous embarrasserai pas en vous demandant si vous m’avez lue et lequel de mes récits vous avez préféré. Je vous ai vue ramasser un petit papier, vous l’avez mis dans votre besace, bien imitée d’ailleurs — quand les Français copient les Italiens… En réalité, c’est pour cela que je me suis permis de vous aborder. Je suis romancière, curieuse donc… »
Pénélope sort le petit carton de son sac. Le format d’une carte de visite pliée en deux, elle lit à voix haute : « Tous les écrivains français de Venise seront des chats si le cheval de l’île noire ne rentre pas à l’écurie. Première exécution cette semaine . »
Rosa se saisit du bristol.
« Moi qui aime collectionner les cartons d’invitation, celui-ci me manquait. Vous croyez qu’il faut prendre ce rituel au sérieux ?
— Ne me le demandez pas à moi, je suis juste…
— Une touriste ?
— J’aimerais ! Je suis conservatrice de musée, je participe à un colloque…
— Ah oui, tout ce qu’on a toujours su sur les gondoles sans jamais oser le demander aux gondoliers. J’ai reçu le programme, affriolant. Le directeur de l’Istituto m’invite à chaque fois, Crespi, il a cent ans, je suis folle de lui, il est d’un lubrique. Ça m’amuse bien, cette menace sur les écrivains. Je peux garder le carton ? Je crois que ça va intéresser quelques amis journalistes, ici, et à Paris aussi, pourquoi pas… »
Si Pénélope ne regagne pas la grande salle du colloque dans une demi-heure, son absence va se remarquer. Et pas une seconde pour les boutiques. Elle a décidé de se mettre à la mode italienne, elle n’a emporté que le strict nécessaire, elle a prévu d’acheter sur place. Trois mois qu’elle s’abstient, en prévision, de toute acquisition vestimentaire, toujours risquée dans les boutiques de Versailles — où on peut céder à la tentation de repartir avec une jupe bleu marine et des ballerines Repetto assorties au serre-tête.
À l’invitation de Rosa, chaleureuse et directe, elle entre quand même dans l’église. Les urnes funéraires des doges sont là, dès l’entrée. San Zanipolo est un mausolée. Pénélope égrène les noms : Mocenigo, Vendramin, Valier, Morosini, Bragadin, le héros qui fut écorché par les Turcs au siège de Famagouste, ça fait rêver, un livre d’histoire vénitienne. En une minute, c’est une orgie de peinture, Lorenzo Lotto, Cima da Conegliano, Guido Reni, Pénélope se dit qu’il faut qu’elle sorte vite, sinon elle va y rester tout l’après-midi. C’est aussi une écurie de pierre, beaucoup de ces monuments s’accompagnent de statues équestres : le cortège secret du Colleone . Quel est ce cheval qui doit rentrer à l’écurie ? Les célèbres chevaux de bronze de la basilique Saint-Marc ? Le cheval de Verrocchio ? Rosa Gambara se considère-t-elle comme un de ces « écrivains français de Venise » ? L’appellation est étrange et ne veut pas dire grand-chose. Les écrivains français qui vivent ici ? Ceux qui ont écrit des livres sur Venise ? Il doit y en avoir un certain nombre. Ils seront « des chats »… La menace est explicite.
Rosa en lui tendant la main lui explique le chemin le plus court pour retrouver le pont de l’Accademia et l’Istituto Veneto sans passer par le Rialto. Elle se drape dans son pashmina bleu roi : « On a le mois de mai le plus froid depuis trente ans ! Un thé au café Florian vers cinq heures, ça vous tente, rien que vous et moi ? Votre sujet de colloque m’amuse, ça pourrait donner une jolie chronique dans mon émission, vous accepteriez de m’en parler ? Si on n’assassine pas mes prochains invités entre-temps. Vous vous appelez comment, dites-moi ? »
6
Le dernier verre de M. Novéant
Rome,
mardi 23 mai 2000, tard dans la soirée
La peur, Achille Novéant l’avait sentie, crue, saignante, au ventre, la veille de ce dernier jour de sa glorieuse et pitoyable vie, dans la chambre turque. Il n’en avait rien écrit dans son cahier. Cela faisait des semaines qu’il n’arrivait plus à écrire. Rodolphe Lambel était venu le voir, avec son habituelle bonhomie et une bouteille de bourgogne, vestige de sa cave d’ambassadeur — qu’il déménageait de poste en poste —, signalant pour les amis qui venaient dîner dans ses résidences que le vin, il le payait « de sa poche », ce qui lui était resté comme surnom dans le monde des chancelleries. Un ambassadeur doit être un peu fastueux, et Rodolphe « de-sa-poche » était un radin.
Depuis les années de Sciences-Po, leur amitié était faite de controverses et de joutes oratoires. À vingt ans, ils avaient fait les mêmes voyages culturels en Italie et en Allemagne, sur fond de réconciliation et de construction européenne. L’Allemagne était en ruine et l’Italie kaput. Le père d’Achille Novéant était un héros de la Résistance en Lorraine mosellane, il avait été fait Compagnon de la Libération par de Gaulle ; le père de Rodolphe Lambel, fonctionnaire de Vichy, avait été jugé pour collaboration et s’était suicidé en prison en 1945. Leur amitié, ils l’avaient vécue comme une page d’histoire. Ils s’étaient disputés sur l’économie, sur la politique étrangère, sur le New Look, sur le nouveau roman, puis sur la Nouvelle Vague, sur tout et n’importe quoi : une vraie fraternité française. Ce soir, à Rome, le sacrifice d’une bonne bouteille de la cave de Lambel voulait dire que l’occasion était importante.
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