Au total, il ne restait plus rien. Vivre sans pouvoir corrompt. La fin d’une vie malheureuse, uniquement occupée par la transmission de l’héritage pour, au total, tout brader. Vendus, les immeubles, les palais transformés en musées, le don à l’État des bijoux historiques, les actions soldées pour acheter des silences dans certaines pénibles affaires. Paul, à la différence de Timothy, le clochard du campus, fit bon marché de son honneur, de son orgueil, et de ses sacro-saints principes. À Jan, demeurait son nom. Paul ajoutait « et l’éducation qu’il a reçue », mais quelle éducation Jan avait-il reçue ? Son idiot de père, sa mère remariée, le collège des bons pères où il avait toujours la meilleure note, tout cela avait dû être lamentable, et maintenant, ces quatre années américaines.
Le vieux prince ne se doutait pas à quel point c’était vrai, mais sans soupçonner que Jan pût s’en tirer si bien. Jan se jouait de tout, ne croyait pas à grand-chose, ne rejetait rien, faisait son miel des situations les plus diverses, voulait voir tomber les régimes communistes en Europe de l’Est et savait, disait-il, comment cela allait se passer. Devenu non ce que son grand-père appelait avec horreur un esprit libre, mais plutôt un esprit délié, il errait au soleil des Rocheuses, le petit saint du Maître de l’Observance punaisé au mur.
Dix ans plus tard, qu’étaient-ils devenus, les amis de cette époque ? Carlo ne savait plus où était Tim l’iranien. Jan mort, Antonio disparu, Sarah instrumentiste, Rebecca pasteur, George millionnaire pour la première fois et Dylan aviateur. L’enterrement de Jan en avait réuni quelques-uns. On en avait lu la nouvelle dans les journaux, le vieux Paul, toujours en vie, ne leur avait pas fait envoyer de faire-part. Jan n’avait jamais parlé d’eux. Pas besoin d’invitation pour venir à la cérémonie. Un enterrement tout simple, comme pour un particulier. Un jeune archiduc d’Autriche, comme c’était l’héritier d’une famille souveraine que l’on enterrait, avait mis jaquette noire et ordre de la Toison d’or. Il était le seul. Au fond de l’église, Sarah : pour la première fois, Carlo la revoyait. C’est elle qui vint lui parler. Elle n’était pas en deuil. À Londres chez son père, elle avait appris la nouvelle par deux lignes dans le journal. D’abord sans penser que ce pouvait être Jan, ce nom en entier, ce titre ronflant, elle s’était dit : « Tiens, quelqu’un de la famille de John », puis avait lu l’âge, regardé le prénom. Elle avait dû demander à un vieux pair du royaume ami de son oncle le numéro de téléphone du grand-père de Jan, l’avait appelé en anglais. Il avait répondu qu’il aimerait tellement rencontrer une amie américaine de son « malheureux petit-fils » ; elle avait reçu un faire-part le lendemain, rencontré le prince Paul, pas si gâteux. Elle avait remarqué sa ressemblance avec Timothy le clochard. Il était allé lui chercher des photographies. Sans doute avait-il cru, ce vieux dragueur, que cette jeune fille était un flirt de son petit-fils, pour lui faire si bon accueil.
Le jour de l’enterrement, l’équipe ne vint pas au complet. George les rejoignit à la dernière minute ; arrivé du Brésil, il avait eu Antonio au téléphone qui n’avait pas pu se libérer, Dylan pleurait en serrant les mâchoires. Lui, on le croisait souvent à Washington avec sa femme à l’air stupide.
Carlo ne fit attention qu’à Sarah. Carlo et Sarah avaient rompu le jour du « commencement », la cérémonie de remise des diplômes de fin d’année. Après l’enterrement de Jan, ils passèrent une dernière nuit ensemble et ne pensèrent plus qu’ils pourraient encore se revoir. Pour eux tous, leur dernière rencontre. Depuis, Carlo fuyait les réunions d’anciens sans vraiment expliquer pourquoi à sa chère Marge.
*
« On prie saint Antoine pour retrouver les choses perdues. On ne croit pas si bien dire », pensa Carlo, parvenu enfin, les barrières de ses souvenirs franchies une à une, devant le tableau du Maître de l’Observance. En fait il en trouva deux. Quand un musée est riche en primitifs italiens…
Le silence se fit dans son cerveau glacé. Un si profond silence, celui de l’instant où, au milieu du disque, on entend Georgina Smolen se lever pour chanter. La scène ne se situait plus dans une maison, comme pour saint Côme et saint Damien, mais en pleine campagne : le fond des deux panneaux se remplissait d’arbres et de rochers. Carlo regarda d’abord l’autre, qui ne l’intéressait pas : un saint Antoine battu par les démons. Le saint dans sa bure, à terre, tiré par les pieds et la barbe, victime de deux diablotins plutôt mal peints. Peut-être que l’on faisait exprès de bâcler tout ce qui n’était pas créature du bon Dieu. Carlo semblait croire que le diable n’appartenait pas à la Création. Jan avait dû omettre de lui parler des aventures des anges déchus. Deux personnages de facture plus rapide, que le Maître de l’Observance avait peut-être confiés à des aides. Une longue notice expliquait : les deux panneaux, ayant trait à la légende de saint Antoine, provenaient de deux ensembles démembrés distincts, d’où leur disparité de formats. Celui de gauche appartenait à la prédelle de l’Observance. Même taille en effet que celui de Washington. Un petit vieillard semblable, à la barbe cette fois bien lissée, canne à la main, saisi dans une posture d’effroi devant une maison rose. Carlo ne comprenait rien. Mettons que la cabane rose soit son ermitage, ce chemin semé de pierres avait l’air d’y mener.
Marge aimait glisser quelques expressions françaises dans sa conversation. En les prononçant, elle parvenait à en faire sentir la rareté, elle montrait qu’elle en goûtait le prix, le suc : elle prenait un ton qui les métamorphosait en joyaux que les phrases anglaises venaient sertir. Celle qu’elle trouvait la plus jolie : « comme deux gouttes d’eau ». Les deux saints avec leurs barbes de Chinois se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Le vieux Paul et le vieux Timothy. Carlo fronça les sourcils.
Comme il ne comprenait pas, il s’arrêta au milieu de la notice explicative, et regarda. Un instant, il cessa de regarder, pensa : « C’est la première fois depuis des années que je fixe à ce point un objet. » Il sortit de sa poche un petit feutre rouge.
Il y avait eu les navires sur la mer quand il était enfant — il retrouvait la même manière d’écarquiller les yeux —, mais depuis, si peu de chose. Le monde semblait ne plus se présenter à lui que dans une succession d’images brèves, d’instantanés, une mosaïque de coups d’œil. Il stoppa la théorie pour se laisser aller à cette sensation retrouvée qui lui causait autant de plaisir que si elle avait été nouvelle. Des deux tableaux c’était celui de l’église de l’Observance que Jan avait choisi autrefois. Carlo ne savait pas pourquoi saint Antoine paraissait s’extasier devant un lapin gris égaré sur la colline : l’expression d’émerveillement d’une petite vieille qui tombe sur un chat en plein milieu de Park Avenue et décide de le recueillir malgré les risques de toxoplasmose. Carlo trouva le sujet stupide. Il était au bord de la déception : cette version niaise de la brebis égarée pour bon berger du troisième âge !
La dernière partie du cartel expliquait tout. On n’y soufflait mot du petit lapin, créature secondaire, sans rapport avec l’histoire racontée par le panneau. Aux pieds de saint Antoine prenait place un tas de pièces d’or. On ne le voyait plus — sauf de très près, on en discernait encore les contours — car il avait été gratté pour récupérer la dorure. Cela étonna Carlo. « Il fallait que ce fût vraiment en temps de crise, se dit-il avec le sourire de Roger Moore jouant James Bond, pour quelques centièmes de gramme de poussière brillante mélangée sans doute au plâtre de l’enduit, abîmer la peinture, lui faire perdre sa signification ! » Et pourquoi n’avait-on pas fait subir le même sort à l’auréole qui étincelait ?
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