Bon, reprenons le sujet. Il s’agissait d’une des tentations du pauvre saint Antoine. La richesse. Carlo avait su résister. En sortant de Yale, il n’était pas entré dans un cabinet d’avocat. Mais à peine l’homme de Dieu se fut-il effrayé devant la quantité d’or, car c’était le vrai sens de son expression, qu’elle disparut. La tentation avait fait comme la pellicule d’or : avec le temps elle s’était envolée.
Carlo imagina un prédicateur zélé du Moyen Âge — il le voyait en robe de bure, maigre comme un cadavre, pieds nus, dans le chœur d’une immense cathédrale de pierres noires et blanches, sous le retable, parlant à une foule électrisée, Abraham Lincoln en campagne électorale : « La tentation de la richesse, mes frères, le diable avait voulu la présenter un soir à saint Antoine, devant cet arbre et ce lapin tout surpris. Mais Dieu, voyant que saint Antoine méprisait la richesse de ce monde, fit disparaître le tas d’or. Comme ceci, regardez, voici saint Antoine, et l’or qui se volatilise. » Et il imaginait le Franciscain raclant la peinture de son ongle sale, jugeant que même la représentation du mal devait disparaître de son église. Le tableau ainsi ne put servir qu’une fois à la démonstration. Carlo ne doutait pas que le Franciscain avait récupéré, d’une manière ou d’une autre, l’or qu’il venait de gratter.
Il vit les nuages peints en arc de cercle. Compta les arbres, sept de chaque côté, mais pas disposés en symétrie. Il vivait. Il voyait si précisément ce panneau, si soigneusement, que c’était comme s’il avait été en train de peindre. Il s’imaginait promenant un pinceau entre ces arbres, sur ce ciel. Il prenait un roseau très fin et traçait, sans trembler, les fils de la barbe du vieil homme, les hachures blanches qui creusaient ses joues, les plis de son manteau. Il donnait du relief aux pierres du chemin, fixait leurs ombres une à une, faisait jaillir une source du rocher ; il voyait tourner en volutes le tracé de chaque nuage.
CHAPITRE 4
SAINT BLAISE (SAN BIAGIO) À LUGANO
Mais saint Blaise fit le signe de la croix sur l’eau qui s’endurcit immédiatement comme une terre sèche.
Jacques de Voragine,
Saint Blaise
Avec méthode, Carlo suivait sa liste, pressé d’en finir, avant de se faire repérer. Lugano, première escale. Il ne savait même pas si c’était en Suisse ou en Italie. Au bureau de change de l’aéroport de Genève-Cointrin, on lui donna des francs, il prit un taxi pour la Villa Favorite.
Il pensa : « Blaise, ça ne sonne pas comme l’italien Biagio. Comme si je m’appelais Charles. Il faut dire san Biagio, c’est mieux. Pauvre Blaise, si lourd, si sourd, un peu benêt — rien de commun avec Biagio son double ingénieux, qui a rendu un tel service à la veuve. » Le sujet du tableau qu’il allait voir l’intriguait. Qu’était-ce que ce petit cochon perdu et retrouvé ? Il s’en moquait. Et la veuve ? Des choses qui arrivent. Lui était bien orphelin, et deux fois de suite, il n’en avait jamais pleurniché. Il ne s’était pas mis à l’élevage des porcelets. Il n’était pas venu non plus embêter san Biagio avec ses histoires.
Partir à la recherche de ces panneaux de peuplier peints en Toscane il y a des siècles, émiettés à travers le monde, n’était nullement une « quête ». Rien à découvrir en effet qui fût neuf ; il ne faisait que suivre les travaux des historiens de l’art, sans chercher quoi que ce soit. Et il était sûr de trouver. Il s’était assigné un but, extrêmement aisé à atteindre. Tout devait rester simple. Un de ces voyages où le plaisir qu’on prend à se donner un peu de peine vient de la certitude de parvenir à bon port. Il n’entrait pas non plus dans ces faciles fadaises : le voyage initiatique, le chemin qui mène au grand Tout — au terme duquel on ne doit pas manquer de se trouver soi-même. Lui voyageait pour son plaisir. Il se dit : « Si c’était le rôle de ma vie, mon grand air ? Don Carlo. »
L’endroit se prêtait peu à la profondeur d’âme. Un lourd rideau rouge, brodé d’or, tombait dans sa tête avec un vacarme de velours. Puis vint l’image toute faite : légèreté, mondanité, frivolité, argent surtout. La réputation de Lugano retentissait jusqu’à Washington. Eau fraîche, soleil, collection de tableaux comme n’importe quelle autre collection d’objets de luxe, en mieux : argenterie du XVIII e siècle, grosses motos, montgolfières, animaux sauvages. L’heureux propriétaire de la Villa Favorite où se trouvait le musée, il l’avait déjà vu photographié dans les magazines financiers : bras croisés, blazer, devant la fenêtre ouverte sur le lac, dans un salon à la française entre deux commodes Louis XV et des tableaux de Guardi. Comment Carlo se souvenait-il de Guardi ? Une photographie qui ne passe pas inaperçue aux yeux américains, exercés à la décrypter : la vieille Europe dans ce qu’elle a de mieux, le titre, suggéré par les armoiries visibles dans le fer forgé du balcon, la tenue de yachtman qui rappelle aux lecteurs de gazettes que l’intéressé est habitué à faire des croisières avec le comte de Barcelone, l’ameublement et les toiles qui signifient le « grand goût » dans sa forme la plus classique, la plus sage et rassurante, la fortune matérialisée par ce paysage calme du lac suisse. Carlo se mit un instant dans la peau du jeune loup de Wall Street, inculte, arriviste, fantaisiste, errant la nuit dans New York, qui tombe sur cette image d’un journal de modes abandonné par sa femme dans le salon de l’appartement de petite taille qu’ils viennent d’acheter sur la cinquième avenue. Carlo frémit à la pensée de tant de clichés se contemplant. Mais il pensa aussi à Jacqueline Mikhaïloff, la collectionneuse de tableaux amie de Gossec et de Warhol, qui lui avait montré cette photographie : clichés peut-être, mais bien réels.
Le propriétaire publiait ces années-là dans la presse qu’il allait déménager, lui et toutes ses collections. Il n’exposait à la Villa Favorite que ses maîtres anciens. Il possédait autant d’œuvres du XX e siècle, qu’il ne montrait pas au public faute de murs pour les accrocher. Le gouvernement cantonal ayant fait comprendre qu’il ne débourserait rien pour offrir au richissime un nouveau musée qui serait un palais de plus, le départ de la collection fut décidé. L’Europe, en grand secret, défila à Lugano : un désastreux conseiller technique français au cabinet du ministre de la Culture à qui il fallut rembourser sa note d’hôtel, le prince de Galles en personne, érudit charmant qui caressa les plantes de la serre, des émissaires russes, amis de longue date, qui posèrent des questions sur le prince de Galles et ne regardèrent pas les tableaux, le nonce apostolique accompagné d’un inconnu qui était l’un des deux régents élus de la République de Saint-Marin, membre du parti communiste. Du beau monde. Contre tout pronostic, ce fut le roi d’Espagne qui emporta cette partie artistico-diplomatique — et l’on découvrit à cette occasion qu’il était peut-être homme de goût, ce dont nul ne s’était rendu compte à en juger par l’ordonnance de ses appartements à la Zarzuela. Carlo s’interrompit : « Je finis par être aussi bêtement snob que ma petite Marge avec mes discours de diplomate raté, et si je lâche un jour une phrase comme celle-là, et qu’elle est répétée, c’est un coup à ne pas être réinvité. » Carlo, pas snob pour un sou, on le voit, blêmit quand même. Ce bavardage mondain faisait taire ses angoisses, qui étaient revenues à l’assaut dans l’avion. Sa vie était aussi dispersée que les panneaux du Maître de l’Observance.
« Vous avez mal à la gorge ?
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