J’ouvre mon tiroir pour y prendre un paquet de photos représentant des petits garçons.
— Je me suis fait remettre les portraits des mômes ayant disparu dans la région parisienne depuis le début de l’année. Je vais les montrer à la fille d’Yvette pour voir si elle en reconnaîtrait dans le lot.
Là-dessus, je sonne le labo et mande Guillermin, le spécialiste des portraits robots.
— Une urgence pour toi, Francis.
— J’arrive.
Je vais l’attendre dans le couloir, où Yvette se tortille sur son siège, après la monstre troussée éclair du Gros. Elle souhaiterait procéder à des blablutions décongestionnantes. Mais à la Grande Chaumière, nous ne sommes guère outillés pour ce genre de remise à neuf.
Guillermin se pointe, en bras de chemise sale, avec des sandales de cuir qui puent la ménagerie, la barbe de quatre jours et une visière de mica longue de trente centimètres pour protéger sa devanture. Ses poches poitrine sont bourrées de crayons de couleur qui ont dessiné un arc-en-ciel sur la limouille.
— La charmante petite dame que voilà va te décrire une femme, Francis, je veux que tu te surpasses!
— Chaque fois que je travaille, je me surpasse, riposte-t-il, modestement.
Il fait signe à Yvette de le suivre.
— Venez avec moi dans mon antre, ma chérie, et n’ayez pas peur, les filles que je viole enlèvent elles-mêmes leur culotte.
Le couple disparaît. Yvette Bonatout commence à trouver que la Grande Volière est décidément un endroit pas si triste qu’on le dit.
Justement, la fillette de la concierge vient de rentrer de l’école et commence à étudier la préhistoire, sa leçon du jour.
Elle en est au chapitre où Béru invente le feu en frottant sa grosse bitoune contre un morceau de glace. Enfin, quand je dis Béru: pas lui, naturliche, mais l’un de ses ancêtres un peu plus velu que lui.
Martine est une gamine délurée, et tant mieux pour Yvette qu’elle ait eu une fille plutôt qu’un garçon, car avec son locataire du cinquième, ça pouvait dégénérer dans les atrocités abjectes.
Je raconte à la môme la dame et «son» petit garçon qui vient rendre visite de temps à autre à Blérot. Oui, oui, elle sait de qui je cause. Selon sa maman, paraîtrait qu’elle aurait échangé des sourires avec le gosse. En effet, elle se souvient parfaitement.
— Voilà des photos de garçons, regarde-les attentivement et dis-moi si tu le reconnais parmi ces différents portraits.
Le jeu l’intéresse. Car tout devient jeu pour un enfant. Elle tire les photos du paquet, une à une, examine chacune d’elles posément, puis la pose sur la toile cirée.
Au bout d’une douzaine de clichés, dès le premier regard, elle annonce: «C’est çui-là!» en brandissant la photo d’un garnement rieur affligé d’un léger strabisme convergent.
— Tu en es sûre?
— Oui.
Formelle! On peut lui faire confiance. Elle a déjà une gravité d’adulte.
Je mets l’image de côté.
— Regarde les autres.
Elle termine sa petite revue des frimousses sans plus réagir.
— C’est tout?
— Oui, monsieur. Je peux vous demander pourquoi?…
— Une douloureuse histoire de divorce, mon enfant; je compte sur ta discrétion. Tu me promets?
— Oui, monsieur.
Je la quitte pour grimper chez Blérot en compagnie de Mathias et de Pinaud. Je vais les laisser en planque tous les deux, ce qui leur donnera une plus grande possibilité de manœuvre et permettra au Rouillé de procéder à des investigations de laboratoire. Pour démarrer, Mathias dévisse le bloc téléphonique et en retire le ronfleur. Ainsi, ces messieurs auront l’opportunité d’utiliser l’appareil mais ne pourront recevoir de communication.
Je lui demande ensuite de tirer le portrait du malheureux enfant qui gît dans le frigo. Quelques prises au Polaroïd et j’emporte une documentation suffisante pour identifier le petit cadavre.
Il y a en moi une espèce de colère froide qui me fait trembler de l’intérieur. J’ai l’impression que mes organes se sont désarrimés comme la cargaison d’un rafiot dans la tempête, et brinquebalent dans ma carcasse. Je revois Blérot sur le banc, près d’Antoine, avec sa revue obscène. Et puis, lui encore, à mon côté dans la voiture. Tout compte fait, il a eu raison de se shooter, sinon je l’aurais vraiment massacré après la découverte de l’enfant à demi dépecé.
Je me recueille devant les chaînes scellées au mur. Combien d’innocents ont eu à subir la folie sadique de ce couple infernal? J’imagine la scène dantesque: Blérot et la fille s’acharnant sur le malheureux bambin tandis que la stéréo hurlait dans la chambre. Cet homme et cette femme sont les descendants du triste Gilles de Rais (ou de Rays, ou de Retz) de funeste mémoire.
Dure épreuve! Maintenant, il faut découvrir la femme, d’urgence, pour stopper ses crimes.
Allez, Sana, mon pote, du cran!
Le petit garçon loucheur s’appelait Jérôme Couchetapiana et ses parents tiennent une pizzeria dans le treizième. Avant que d’aller voir, je suis passé jeter un regard au dossier. Le môme a disparu dix-huit jours plus tôt. Un mercredi. Il allait jouer dans un square avec ses potes du quartier, et puis il n’est pas rentré a maison. La famille étant nombreuse (il a huit frères et sœurs) et le service du soir mobilisant les adultes, son absence n’a été signalée que très tard au commissariat. Ses camarades de jeu, interrogés, déclarèrent l’avoir vu en conversation avec une jeune femme brune au cours des mercredis précédents. Une femme qui promenait un bouledogue noir ressemblant à un gros crapaud. Le chien avait attiré l’attention de Jérôme qui adorait les animaux et que la laideur de ce clébard fascinait. En apprenant ce détail, j’ai une poussée d’allégresse parce qu’il va faciliter les recherches. Qu’aussitôt je mets des hommes au charbon afin qu’ils visitent tous les clubs de bouledogues de la région parisienne et prennent note de leurs adhérents, car il est fréquent que les propriétaires de chiens aussi particuliers appartiennent à des clubs.
Tu le vois, c’est le déploiement policier classique, d’envergure. En général j’agis plutôt en solitaire, de façon ponctuelle, en me fiant à mon pif; mais là, le temps presse. Et je préfère recourir aux solides méthodes éprouvées.
Lorsque je me pointe chez les Couchetapiana, le service du soir commence. Clientèle d’étudiants. Y a du brouhaha dans la taule. Affaire familiale, ça saute aux yeux. Papa est au four à tartes et maman au moulin à fric. La sœur aînée (qui ressemble trait pour trait à son père), et le fils cadet (portrait de sa mère), assurent le service. Et je suis prêt à te parier ton slip merdeux contre un portrait en couleurs naturelles de Le Pen (à jouir) qu’à la plonge on trouverait deux ou trois cousins de Napoli ne parlant pas une broque de français.
J’aime bien les mafias familiales. Elles sont réconfortantes et les gens sont cons qui ne pigent pas que le clan est l’une des dernières forces restant à la disposition des hommes en ces temps de chiasse à marée haute.
Je m’installe avec sa Divine Majesté et on se commande deux pizzas Napoli ainsi qu’une bouteille de chianti. Tout de suite, t’as une impression de vacances.
Padre Couchetapiana, illuminé par les lueurs voraces de son four, sue dans son tee-shirt blanc. Il a un torchon noué au cou et un curieux calot américain, amidonné, sur sa tronche frisée. Il pizze à tout-va, coulant parfois un regard vigilant sur la clientèle.
Sa dadame a installé une poitrine de quarante kilogrammes sur le tiroir de sa caisse-enregistreuse. Temps à autre, elle se soulève un nichon pour déposer ou prendre de la fraîche. Elle a de la moustache, des frisotteries, une robe noire avec une jaquette vert pomme et elle a appliqué son rouge à lèvres avec une truelle. Un air de profonde tristesse marque son visage.
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