« Tu sais s’il y a un aspirateur à l’étage ?
— Placard du fond. Tu comptes casser quelque chose ? Je te préviens… »
Wandrille se livre à une extraordinaire démonstration. Une colonne se dresse sous les yeux de Pénélope, comme la colonne de Trajan, la colonne Antonine de Rome, la colonne Vendôme ! Une colonne ! La Tapisserie, monument « portatif », unique en son genre !
« J’ai beaucoup lu pendant ce week-end, pour te faire gagner du temps. Imaginer la Tapisserie suspendue en permanence dans la nef de la cathédrale de Bayeux n’a pas grand sens, c’est une pure hypothèse que rien ne vient justifier. Dans certains livres, encore plus fumeux que les autres, on est même obligé de dire que la nef était coupée, au niveau du chœur, par un jubé, ce qui explique comment la Tapisserie pouvait passer du côté gauche au côté droit sans qu’il ait été nécessaire de découdre deux lés au milieu, c’est une pure imagination. Qu’il y ait eu, barrant la nef, une de ces pâtisseries architecturales appelées jubé, je veux bien, mais rien n’indique qu’on y ait jamais fixé de tapisserie. Et les piliers de la nef, ils ont des traces de clous prouvant qu’on y attachait des ornements ? Je suis allé voir, figure-toi, car moi aussi j’aime me promener en ville : rien de rien…
— Tu sais, la cathédrale a été refaite, au XIX esiècle. S'il y a eu des clous ou des attaches au Moyen Âge… »
Pénélope devient songeuse. Wandrille poursuit :
« Ma découverte explique tout ! La Tapisserie s’enroulait sur une colonne commémorative, légère, en bois, un tube.
— Des colonnes avec enroulements en spirale, tu as raison, il y en avait au XI esiècle en Europe. Personne n’a fait le rapprochement avec Bayeux. Il en existe une en Allemagne, une colonne de bronze à Hildesheim, autour de laquelle s’enroulent sur un ruban des scènes de la vie du Christ. Une œuvre magnifique.
— Et on en voit sur la Tapisserie elle-même ! Tu as regardé de près le portique sous lequel ta camarade du XI esiècle reçoit sa gifle ? Stylisées mais très nettes, deux colonnettes ornées de spirales… La Tapisserie donne son propre mode d’emploi !
— La colonne de Bayeux aurait-elle inspiré à Vivant Denon la colonne Vendôme ? Ou alors, conclut Pénélope séduite et accablée, Solange aurait raison, les deux “monuments” ont un auteur commun, sous l’Empire, génial faussaire et organisateur de la propagande napoléonienne, Dominique-Vivant Denon !
— Nous avons ouvert la vitrine, tu l’as dit toi-même, cette histoire de falsification ne tient pas. Je viens, enfin nous venons, de faire une découverte majeure. Je te laisserai la publier dans le prochain volume des Anglo-Norman Studies .
— Tu connais ça ?
— Je travaille pendant que tu te promènes. Tu me dédieras ton article. Je ne t’en ai donné jusqu’à présent que l’intention générale, les prolégomènes de l’introduction. Tu veux connaître la suite ? La Tapisserie ainsi enroulée en colonne Vendôme peut être lue non plus seulement horizontalement mais verticalement. Le sens qui se révèle alors… Je me tais. À toi. Je t’écoute. Tu es la conservatrice.
— Je dois d’abord te dire…
— Quand tu étais au lycée, Pénélope, tu avais le fantasme de faire l’amour dans le bureau de la directrice ? Raconte-moi tout », conclut Wandrille — en l’embrassant.
Paris, mercredi 10 septembre, après-midi
Pénélope et Wandrille, de retour à Paris, ont appelé plusieurs fois Marc. Le dessin qu’il possède est capital : la fin dessinée sous Napoléon était-elle celle qui se trouve à Varanville ? Une autre version ? Et le reste du dessin, si l’on exclut, avec soulagement, qu’il soit préparatoire à l’exécution générale de la broderie au Caire vers 1800, est-il fidèle au chef-d’œuvre de Bayeux ? Cette dernière question n’intéresse pas que la conservatrice : Wandrille se prend pour un spécialiste depuis qu’il a lu cinq livres sur le sujet.
Marc a disparu depuis des jours : pas de piscine, pas de café, pas de déjeuner chez Éva, pas de rendez-vous au métro Sèvres-Babylone. Il n’a pas fait signe. Sur Internet, où il a été un des premiers à ouvrir un commerce en ligne de canapés Directoire, chocolatières en argent, dessins anciens et autres montres en état de marche et « tenant l’heure », aucune trace d’activité récente. La dernière réponse donnée à un client dans la « zone de dialogue » remonte à plusieurs jours.
En arrivant, Pénélope et Wandrille se sont précipités rue de Sèvres. Wandrille a même charmé la gardienne, pour qu’elle les laisse entrer. Elle leur dit qu’elle n’a pas vu Marc depuis des jours, et qu’elle le pensait en vacances. Ils entrent.
Chez Marc, difficile de dire si l’appartement vient ou non d’être cambriolé. Ils se doutaient bien que Marc n’y serait pas, mais ils espéraient qu’il aurait laissé dans un coin la grande enveloppe kraft, la fameuse photo. L'inventaire de l’appartement, trop rapide, sous les yeux de la gardienne, ne donne rien. Marc est celui qui, peut-être, était le plus exposé d’eux tous : ce projet d’aller au Ritz, vendre son secret, son côté tête brûlée.
Wandrille se demande s’il ne faudrait pas prévenir la police. Il ne connaît pas la famille de Marc, ils vivent en Espagne, inutile de les inquiéter. Sa dernière petite amie n’a pas dû le voir depuis trois semaines, elle ne saura rien. S'il est en vacances, inutile de faire des vagues. Marc part souvent faire des récoltes en province, ses « vendanges » : le déballage des brocanteurs du Mans ou les ventes de photos anciennes de Chartres. Mieux vaut attendre encore un jour ou deux, lui laisser un autre message : « Nous sommes chez toi, nous te dévalisons, tes stocks sont éventrés… » En bas de l’immeuble, un bistrot landais ! Un vrai ! Ils s’installent. L'idée de le transformer en annexe du Club leur vient aussitôt. Il faudra bien un jour que cela devienne une chaîne. Pour l’antenne de Bayeux, le Petit Zinc serait idéal. La ville possède à l’évidence une bonne clientèle potentielle, mages et devineresses, qui n’attend qu’un signal pour se ruer.
Ils plaisantent pour ne pas avoir à prendre de décision au sujet de Marc. Ils ne savent pas vraiment ce qu’ils doivent faire. Deux amateurs. Wandrille attaque, le regard droit :
« Tu as couché avec Pierre Érard ?
— J’aurais bien voulu.
— Tu n’as pas couché avec Pierre ?
— Il est venu à Varanville, en parfait chevalier blanc du temps de la Conquête. Il m’a sortie des griffes de Contevil. Lui. Il m’a pris la main sur le bateau. Je me suis laissé faire. Nous avons dîné à Granville, les yeux dans les yeux, un plateau de fruits de mer sur le port. Nous sommes rentrés à Bayeux ; avant de me raccompagner chez moi, il m’a entraînée et nous avons fait un tour en ville. Tu n’as pas appelé. Tu n’étais pas là. Il m’a escortée jusqu’à ma porte. Il ne m’a pas embrassée. Je lui ai demandé s’il voulait voir mon studio.
— Traînée.
— Il a répondu qu’il préférait rentrer se coucher, qu’il avait un reportage à préparer.
— Un mufle. Un type bien. Un ami. Tu me paieras ça. Tu as dû être furieuse.
— Ton hypothèse de la colonne du duc Guillaume ne tient pas.
— Et pourquoi ?
— Parce que tu imagines que ce tissu brodé a pu être exposé au ciel, à la pluie normande, aux orages d’Angleterre…
— Il est assez délavé non ? Il y a des taches un peu partout… S'il n’a servi que durant la période où l’homme fort était Odon de Conteville, cette exposition au grand air n’a pas duré longtemps, le demi-frère du Bâtard est vite tombé en disgrâce. La broderie a été rentrée dans son coffre. Qui te dit en plus qu’elle était “dehors” ? D’après mes calculs, la hauteur de la colonne devait être d’une dizaine de mètres, pas plus. Il était parfaitement possible de l’installer dans la nef d’une grande église, comme Saint-Étienne de Caen ou Westminster.
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