32.
Dans la chambre d’Odon
Île de Varanville, dimanche 7 septembre 1997
Pénélope, titubante, s’effondre dans « la chambre d’Odon ».
« Je vais pouvoir piquer des idées pour la décoration du studio de la rue de la Maîtrise ! Saintes vaches, nobles filles d’Hator, déesse aux longues cornes ! Cela me convient tout à fait. »
Elle s’enroule dans un brocard bleu, orné de sphinx et de disques solaires. Le néo-égyptien triomphe dans cette pièce. Odon de Conteville, avec sa tonsure et son profil normand, a pris l’apparence d’Osiris en face d’elle sur le mur ; elle déchiffre avec stupeur le nom inscrit, selon le système alphabétique de l’Égypte tardive, dans le cartouche royal. Ce sont bien les lettres qui composent le prénom du commanditaire de la Tapisserie. Encore une facétie de ces Contevil.
Les rideaux sont semés de fleurs de lotus et de cobras stylisés. Le lit rappelle un bateau en papyrus du Nil. Pénélope s’endort, n’excluant pas de se réveiller au large de son chantier de fouilles, à Thèbes, dans le petit matin encore frais. Elle se sent une pilleuse de sépultures, avide, impunie, menacée.
Vers midi, en écartant les lotus, c’est la Manche sous la pluie qui apparaît par la fenêtre, une vue en camaïeu de gris, ciel délavé, un dessin de Victor Hugo. La campagne au milieu de la mer.
Elle a dormi tout habillée. Elle plonge dans la baignoire. Pas de balance en vue, mais elle est certaine d’avoir « minci », un peu. Elle se sent prête à conquérir, non pas l’Angleterre, mais le monde. En commençant par le dernier des confettis de l’Empire, Varanville.
Elle remarque tout de suite l’œil bordé de bleu peint, aussi, sous la grande glace. Elle plonge le pommeau de la douche sous l’eau pour que le bruit ne l’empêche pas d’entendre ce qui se passe à côté, si jamais quelqu’un profitait de ce moment pour entrer. Elle n’a même pas vérifié, hier, en se couchant, si la porte était verrouillée. Elle a fait, d’instinct, confiance au vieux diable rouge.
Bruit de voiture dans la cour. Elle se redresse, les seins dans la mousse, impossible de ne pas penser, se dit-elle, à Liz Taylor dans Cléopâtre . Impossible de se mettre à la fenêtre en tenue d’Isis, pas de peignoir à portée de main.
Une visite. Ici ? Les portes claquent. Du bruit dans le hall, une conversation.
On monte l’escalier. On frappe. C'est la voix de Pierre Érard. Pénélope est prête. Elle ouvre. Elle a envie de lui tomber dans les bras. Elle pense à Wandrille, se contient, embrasse sur les deux joues cet exceptionnel chevalier servant qui a pris le premier bateau pour la rejoindre. Serait-ce le moment où, dans le film de Mankiewicz, Cléopâtre balance entre César et Marc Antoine ?
« Pierre, vous avez eu mon message ! J’étais certaine…
— Je connais bien Lord Contevil. J’ai fait un reportage sur les derniers féodaux des îles anglo-normandes. Quand John Michael Beaumont, actuel seigneur de Serq, a vendu son îlot de Breqhou aux patrons du Ritz de Londres. Des histoires ! Il prétendait conserver le droit de pêche à la crevette.
— Pour la pêche aux crevettes, le Ritz est mieux. Contevil n’a qu’à vendre un bout de son rocher au patron du Ritz de Paris ! Ou lui céder à prix d’or des reliques de son glorieux passé ! »
Pénélope se tait, aux aguets. Que sait Pierre ? Il ajoute :
« Depuis quelques jours, tout le monde a lu que le propriétaire du Ritz est égyptien ! Avec ce qui est en bas, il pourrait meubler une jolie suite place Vendôme.
— Contevil serait vendeur ?
— Vous lui proposerez, je préfère que ce soit vous. Vous avez vu, il commence à ne pas pleuvoir.
— Pierre, on se tutoie ?
— Je… je crois que le marquis t’attend en bas, il m’a laissé monter seul, je voulais te faire la surprise. »
Contevil leur a servi à toute allure un déjeuner de tripes à la mode de Caen, vengeance comme une autre. Écossais, il leur aurait fait le coup de la panse de brebis farcie, toujours de bonne guerre. La navette repart tôt, au milieu de l’après-midi. Pénélope a fait contre mauvaise fortune bon cœur et s’est resservie. Elle aurait bien aimé poser d’autres questions à Contevil, impossible devant Pierre : le duc de Windsor avait-il continué à s’intéresser à la Tapisserie après l’abdication ? Avait-il à un moment ou à un autre, avant la guerre, possédé lui-même ces fragments de Tapisserie, cherché à les monnayer alors qu’il n’en était pas le propriétaire ? Avait-il eu connaissance d’une autre version, distincte de celle-ci ? Pénélope ne veut rien dire de la « découverte » de Wandrille, ces coussins photographiés chez les Windsor, dans leur maison parisienne. Les Contevil n’y avaient sans doute jamais été invités. Que savait au juste le père du marquis, avait-il laissé des souvenirs, des recommandations pour son héritier ? Que deviendra ce « trésor », qui ne vaut pas grand-chose, après la fin de Lord Contevil ?
Personne ne pose de question à personne, dans la salle à manger ornée de bannières fantaisistes un peu défraîchies et de lances de tournoi en bois blanc. Des dragons rouges, aux dents et aux griffes argentées, courent sous les frises du plafond. Pierre ne fait même pas semblant d’être en reportage, il parle comme si tout allait de soi, comme si Pénélope lui avait donné rendez-vous. Contevil, drôle et sympathique, n’a pas l’air surpris de l’irruption de Pierre, il exécute un numéro de vieille branche bien rôdé. Ils parlent de la prochaine réunion des « Fils de 1066 », qui se tiendra à Hastings. Une sorte de superproduction internationale montée par des amateurs venus de Belgique, d’Allemagne, de Suisse et des royaumes mal unis de l’Angleterre, sans compter, bien sûr, les Normands. Olav, en veste blanche, sur le perron, porte la valise de Pénélope et incline sans sourire son profil de bouledogue.
Sur le bateau, Pénélope fait raconter à Pierre l’histoire des seigneurs de Serq. Elle résiste à l’envie de tout lui confier.
Elle s’emploie surtout à ce qu’il ne puisse pas approcher sa main de la sienne sur le banc qui est à l’avant du bateau. Il a insisté pour qu’ils s’installent sur cette proue romantique, elle se méfie. Elle a raison.
Pierre est un vrai journaliste, il cherche et trouve. Il faudrait le sortir de son petit pays, que Wandrille le présente à quelques rédacteurs en chef influents, c’est justement ce que ce Normand paisible ne veut pas ! Wandrille, avec sa chronique, est un fumiste. Un paresseux. Il n’est pas venu la sauver à Varanville. Pierre agit. Pénélope se jure en elle-même qu’elle n’oubliera pas, qu’elle le remerciera. En tout cas, sur ce petit navire sans cabine, aucune possibilité de lui céder.
À Wandrille, elle n’a jamais rien promis. Mais elle ne se souvient pas, malgré les exhortations de Léopoldine, de l’avoir jamais trompé. Pierre pourrait être son premier « amant ». Cela mérite examen. Pas de coup de foudre, une expérience agréable à tenter, avec quelqu’un qui mériterait que l’on s’attache à lui. Et pourquoi ne pas faire se rencontrer Pierre et Léopoldine ? Au Club ? Le marivaudage intérieur, sous forme de dialogues avec elle-même, a toujours fait du bien à Pénélope. Elle ne s’est pas rendu compte que l’on arrivait déjà à Granville, et que Pierre avait fini par allonger son bras derrière elle, sur le dossier de bois verni, à quelques millimètres de ses épaules.
Pénélope, sur le port de Granville, appelle le Louvre. C'est le soir, les secrétaires et assistantes sont parties. À sa plus grande surprise, le grand patron décroche lui-même. Elle bafouille :
« J’ai enfin trouvé les morceaux qui manquent, dans une île anglo-normande. Je vous raconterai. La suite anglaise de notre Tapisserie. Vous aviez raison, ces trois mètres ont à l’évidence été brodés en Égypte selon une méthode ancienne, qui ne ressemble qu’en apparence au point de Bayeux ! Un examen de l’envers, même à l’œil nu, ne souffre aucun doute. Denon avait été obéi.
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