— Déjà !
— Pas encore. Il s’agissait de cachemires des Indes, dont les élégantes des années 1800 raffolaient et qui ne pouvaient pas entrer en France à cause du fameux blocus continental qui interdisait le commerce avec l’Angleterre. Mon ancêtre commença sans moyens, grâce à un réseau qu’il avait construit dans le circuit des foires normandes, la foire de Caen, et surtout la foire de Guibray, près de Falaise où toute la province venait s’approvisionner. J’ai ses livres de comptes au grenier, c’est assez pittoresque. Les ballots de cachemires passaient par Varanville et les marchands parisiens venaient les acheter à Guibray. C'était une sorte de société secrète qui fit notre fortune. Nous n’allions pas nous arrêter en si bon chemin. »
Que savait Solange Fulgence de cette histoire ? Que savait le directeur du Louvre ? Pénélope sent qu’elle a été prise pour une petite fille par bien des gens, et se dit que cela a assez duré. On ne la manipule pas comme ça.
Quand on lance un aristocrate anglais, ou un Normand de vieille souche, sur le chapitre de son histoire familiale, difficile de l’arrêter, les noms viennent en rafales, puis en litanies chuchotées, les dates s’agitent comme des fourmis sous une motte de terre.
« J’aime beaucoup mon ancêtre, déclare Contevil, satisfait. Comme Surcouf, il faisait partie de ces aventuriers qui travaillaient pour Napoléon. Il s’est vite, la fortune aidant, propulsé à Paris. Il a mené grand train, acheté un hôtel particulier faubourg Saint-Germain et loué à l’année une loge à l’Opéra. Il a même, une saison, été l’amant de Pauline Bonaparte, la sœur de Napoléon, la princesse Borghèse. Je crois qu’il a rêvé d’un grand destin. Denon l’avait présenté à l’Empereur. Il devint une sorte d’espion chargé de faire tomber la monarchie anglaise. Napoléon a voulu conquérir la Pologne pour mettre sur le trône le maréchal Poniatowski, il n’en a pas eu le temps. Mon ancêtre a cru que si l’Angleterre tombait, c’est lui qui serait choisi pour y fonder une dynastie. Il s’est cru le roi. Il aurait administré l’Angleterre pour le compte de Napoléon, exactement comme l’évêque Odon, après 1066, devait administrer l'île pour le duc Guillaume. Odon tomba vite en disgrâce, Bonaparte ne soumit jamais Londres. Les Contevil n’ont pas de chance.
— Mais vous, Lord Contevil, vous descendez vraiment d’Odon, ce n’est pas une falsification datant de l’époque de Napoléon ça au moins ? Quand votre famille faisait le jeu des Français.
— Nous n’avons jamais fait le jeu de personne, ma petite. Vous voulez une réponse franche, une réponse d’historien ? Nous portons le même nom et une généalogie datant du XVII esiècle a établi cette filiation. Pour le reste, je ne sais rien, et d’ailleurs je ne veux rien savoir. Nous n’avons pas vraiment d’archives ici. Tout a disparu quand ce Contevil, que nous appelons le Contevil français, s’est installé à Paris.
— Qu’est-il devenu, après la chute de l’Empereur ? Ce ne devait pas être facile pour lui de retourner en Angleterre, il était compromis.
— Et pas facile non plus de rester dans la France de Louis XVIII. Les Bourbons revenus au pouvoir ne voyaient pas d’un bon œil cet homme qu’ils considéraient comme un marchand enrichi qui s’était cru prétendant au trône… de leur allié le roi d’Angleterre.
— Il a été persécuté ?
— Il a surtout perdu sa fortune. Il a commencé une vraie descente aux enfers. Il a fini clochard. Sa mort fait frémir. Une histoire atroce… »
Varanville est battu par la mer. La pluie ne cesse pas.
« … dans une auberge du Bessin, vers 1840. On avait arraché ses boyaux et mis ses yeux dans un verre. »
Pénélope se fige. Pense à Wandrille, à Pierre Érard.
Le vieillard poursuit :
« Un règlement de comptes entre bandes, semble-t-il. Il était vieux, ne faisait plus de mal à personne. Il se promenait de village en village avec une charrette. Vous savez qui l’a retrouvé, par hasard, dans cette halte de voyageurs ? On l’a appris grâce à une lettre découverte il y a à peine vingt ans : Prosper Mérimée, à l’époque où il parcourait la France comme inspecteur des Monuments historiques. Il sous-entend que Contevil, la veille de sa mort, avait tenté de lui vendre certains fragments de tapisserie… Vous voulez lire ? »
30.
Une lettre inédite de Prosper Mérimée retrouvée aux archives d’État de Moscou
Bayeux, 12 octobre 184. [dernier chiffre illisible]
Tu connais, ma chère Valentine, ma manie de m’adresser d’abord, dans un village inconnu, aux marchands de peaux de lapin. C'est comme cela que j’avais été mis sur la piste des tapisseries du château de Boussac, cette jolie dame avec une licorne qui sera, je l’espère, bientôt dépliée sous les yeux des Parisiens.
Hier soir, à l’auberge, j’avais fait amitié avec l’un de ces revendeurs de bric-à-brac qui connaissait par cœur ce beau petit pays du Bessin normand. Il m’avait parlé, les lampées de calvados aidant, des vieux bouts de tapis qu’il transportait.
Je ne me doutais point que mon hôtellerie fût une auberge rouge. Les gens de cette campagne sont donc pires que mes chers bandits corses ou que les amis de Carmen et de son José. Ce matin, on a retrouvé mon bonhomme, qui dormait au-dessus de moi, pendu, les yeux arrachés.
Il faut croire que mon sommeil est bon avec ce climat. Ce qui est drôle, c’est qu’on a mis ses yeux dans un verre.
Mon nouvel ami avait dû voir ce qu’il ne fallait pas qu’il vît, son assassin le fait savoir au reste de sa bande. C'est que je déchiffre assez bien la langue, toute visuelle, des brigands. On l’avait éventré, et c’est l’odeur de ses boyaux qui a donné l’alerte aux chats à l’heure du bol de lait.
On pouvait le voler sans le tuer, puisque ses affaires n’étaient pas dans sa chambre, mais dans la remise, avec la charrette. Je n’ai pas eu le temps d’éclaircir ce mystère. Il m’avait fait la description de son chef-d’œuvre, qui m’échappe donc, avec la compagnie de ce brave homme. Des bandes de tapisseries blanches, avec des personnages et des lettres. On lui a tout pris, ses coiffes de Falaise et ses manchons pour les élégantes à porter les jours de fête ; l’hiver je crois qu’il fait froid ici, malgré la mer toute proche.
Le gros gendarme était tout impressionné, quand il a vu que dans cet hôtel à trois sous logeait un envoyé spécial du gouvernement, et membre de l’Académie française. Je lui ai expliqué ce que c’est qu’un inspecteur des Monuments historiques, c’est comme si j’avais parlé en hiéroglyphes. Il me tarde de te revoir, de te montrer mes carnets, mes nouveaux dessins et quelques autres choses que tu connais déjà.
Ton Prosper
Île de Varanville, dimanche 7 septembre 1997,
vers 3 heures du matin
« Ces fragments, comment sont-ils parvenus jusqu’à vous ?
— Le plus naturellement du monde. Mérimée a quitté l’auberge sans soupçonner que ce vagabond voulait lui vendre des bandes de toiles qui pouvaient avoir un rapport avec la Tapisserie de Bayeux, qu’il connaissait d’ailleurs. C'est lui qui l’a fait classer comme “Monument historique”. Il est même parti en croyant que mon ancêtre avait été dévalisé…
— Ce n’était pas le cas ?
— Non. Il n’a été qu’assassiné. On en voulait à sa vie, pas à ses hardes. Les papiers du chemineau étaient en règle. La police du roi a retrouvé son fils sans la moindre difficulté. Il avait vingt ans et vivait dans la ferme de Conteville dans le Calvados. Il avait toujours la possession d’une île de la Manche, propriété de notre famille “pour l’éternité”, dit un parchemin du XIV esiècle, l'île où nous sommes, où il n’y avait rien, une casemate de pêcheur, et le cairn. La charrette a été transmise au seul héritier, Alphonse Conteville, bon Normand, qui ne tarda pas à refaire fortune et à s’installer à Varanville. Dans les fripes de la charrette se trouvaient les trois morceaux de Tapisserie, les lettres de noblesse de notre lignée, notre trésor. Alphonse entama un procès pour retrouver la grande maison de Londres que nous possédions au XVIII esiècle, il le gagna. Le petit-fils d’Alphonse est l’égyptologue, voilà, vous savez tout. Vous voulez peut-être reprendre un bateau ? Il faudra attendre l’après-midi. Votre chambre vous attend toujours à l’étage. J’ai été enchanté de faire votre connaissance. »
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