Le marquis rouge crie une octave plus haut, au comble de l’excitation, content d’avoir trouvé enfin une auditrice. Il aurait pu ajouter qu’il était aussi duc de Normandie.
Pénélope hésite : c’est vrai que la tradition nordique au début du Moyen Âge était plutôt féministe. Le sens caché de la Tapisserie, qui aurait été de glorifier Odon de Conteville, sorte de général-évêque, pourquoi pas ? Cela n’était pas absurde… Pour Péné, peu importent ces querelles dynastiques, elle racontera tout à Wandrille, ce qui compte ce sont les trois fragments de toile.
Authentiques ou non ? Elle n’a pas encore osé les retirer de la vitrine. Une question la taraude, qui lui rappelle le coup de poing qu’elle a reçu, son agression. Et aussi les images, qu’elle ne peut s’empêcher de revoir, la nef de Westminster, le matin même : « Adieu, rose d'Angleterre… »
Elle se lance, se demande s’il va la faire taire. C'est peut-être Contevil qui, depuis le début, tire les ficelles, lui qui a commandité le meurtre manqué de Solange Fulgence, lui qui l’a fait agresser pour voler des fragments de toile — qui ne semblent pas être ceux-ci. L'histoire ancienne prend, dans les récits de Lord Contevil, une apparence plus logique, peut-être… Celle des derniers jours s’embrouille.
« Ces dernières semaines, on est venu vous voir ? Il y a eu du neuf ? demande Pénélope, prise d’une inspiration subite, et du désir de reprendre la main.
— Vous le savez ?
— À propos des fragments de Tapisserie ? Quelqu’un est venu vous en proposer une certaine somme ?
— Comme vous êtes intelligente, et en plus vous lisez la presse à sensation, vous devinez tout. Je ne vais pas m’embarrasser avec vous de convenances. La princesse de Galles, dans les semaines qui viennent de s’écouler, avait appris qu’elle était enceinte…
— Si vous en avez la preuve, cher Arthur, vous allez beaucoup intéresser les tabloïds et pouvoir entreprendre quelques travaux dans votre mastaba. Je vous conseille de faire appel à Tadao Ando ou Jean Nouvel. Cela restera chic et confortable.
— Je suis très sérieux. S'il y a autant d’argent en jeu autour de ce genre d’histoire, si certains semblent prêts à tuer pour une information ou une photo, c’est bien que ce n’est pas du jeu. Ce sont des secrets d’État, vous entendez, des secrets qui, à d’autres époques, en auraient conduit plus d’un au cachot, ou à la mort discrète. La preuve de ce que j’avance, personne ne pourra jamais la donner. Je le regrette bien. Une amie, qui appartient au premier cercle de ce qui compte à Londres, me l’a encore confirmé hier au téléphone, la “princesse” Diana venait d’apprendre qu’elle était enceinte, tout le monde le dit. Le futur roi Guillaume, fils de Charles, le “prince de Galles”, et de Diana Spencer, allait avoir un demi-frère. La même situation qu’il y a mille ans, un petit Odon du XX esiècle, moitié Spencer et moitié égyptien, vous vous rendez compte ! Si je révélais à tous, au moment de sa naissance, que de surcroît ce petit garçon, ou cette petite fille d’ailleurs, si l’on reprend la coutume ancestrale du temps des rois vikings et des Normands, a aussi des droits au trône… Au même rang que les autres, ceux qui pensent être les seuls légitimes. Une femme devenue princesse peut transmettre le principe monarchique ! Regardez, dans le début de la Tapisserie, Harold prétend ceindre la couronne parce qu’il a épousé la sœur d’Édouard le Confesseur : il n’est pas parent par le sang du souverain auquel il entend succéder. Cela nous semble absurde, il faut pourtant l’admettre. Les enfants de Diana auraient pu être désignés par la reine ou par Charles devenu souverain pour accéder au trône, s’ils avaient été jugés les plus aptes pour “le job” au sein de la fratrie… Et ma Tapisserie démontre que leur mère n’avait aucune raison de perdre, à cause de cette seconde naissance, ses propres droits et son rang royal…
— Mais l’Angleterre ne va pas abandonner son droit pour ressusciter de prétendues coutumes viking oubliées depuis mille ans !
— Vous oubliez le lobby féministe, la popularité de Diana. Et l’idée que dans trente ou quarante ans, dans une Angleterre de plus en plus métissée, un prétendant anglo-égyptien pourrait apparaître comme l’héritier idéal, le seul capable de sauver la monarchie au XXI esiècle… Chaque époque choisit dans les lois du passé celles qui conviennent le mieux à l’état de l’opinion. C'est ce qu’on a fait en France au début de la guerre de Cent Ans, en ressortant cette loi salique dont personne n’avait entendu parler depuis la tribu des Francs Saliens, et qui était peut-être même une invention pure et simple ! Aujourd’hui, nous sommes à nouveau mûrs pour voir appliquer les coutumes vikings ! Tous les princes font des mariages inégaux, des noces more danico , et personne n’y trouve à redire ! Le roi de Norvège a épousé une hôtesse de l’air et le roi de Suède une hôtesse des Jeux olympiques, des femmes formidables que personne n’a jamais critiquées ! On ne perd plus ses droits, chez les souverains, quand on choisit des bergères ou des bergers. Et les monarchies du Nord, toujours plus évoluées que les autres, sont en train de mettre fin à la préférence masculine. Regardez la Suède, le Parlement a décrété que le trône passerait non pas au fils, Karl-Philippe, mais à la fille, Viktoria, puisqu’elle est l’aînée. Tout bouge, et plutôt vite, dans ces règles qui semblent immuables depuis la nuit des temps… »
Pénélope, peu au fait de l’actualité des cours royales, pense à ce que lui a raconté Wandrille : Marc, lui aussi, avait cette idée. Vendre la fin de la Tapisserie à Diana et Dodi. Comme une arme. Simplement, lui n’en possédait que le dessin. La copie des scènes qui se trouvent ici ?
Il faudra, d’urgence, s’en assurer à Paris. Cela fait des jours que ni Wandrille ni elle n’ont eu de nouvelles de Marc. Lord Contevil semble intarissable, lancé sur son sujet :
« Le droit monarchique se transforme, il n’est intangible qu’en apparence… On ne peut plus considérer les femmes comme des êtres de second choix, ou des héritières faute de mieux.
— Qui donc est venu vous voir ? coupe Pénélope, agrippée à la question qui semble gêner le plus Arthur Contevil.
— Vous êtes curieuse… »
Il la regarde dans les yeux, avec le ton exquis d’un gentleman étrangleur de l’époque victorienne :
« Je veux d’abord savoir ce que vous pensez de ma Tapisserie, c’est pour cela que je voulais à tout prix que vous vinssiez sur mes terres. Regardez. Voulez-vous que j’approche la lampe ? Vous pouvez les sortir de leurs vitrines, la toile tient bien, je la manipule le moins possible… »
La stupeur de Pénélope est difficile à cacher. Le style des scènes est parfait, semblable en tout point à celui du cycle de Bayeux. L'histoire d’Odon voulant ce monument pour sa gloire est plausible. Les implications de cette histoire dans les événements contemporains plus contestables, Contevil délire, mais ce n’est pas l’important. Elle a sous les yeux les quelques mètres qui manquent à la Tapisserie de Bayeux. Une machine infernale du Moyen Âge. Elle n’ose pas prendre entre ses doigts le premier morceau de broderie. La conservatrice aimerait avoir des gants. Toucher le tissu posé à même la feutrine rouge de la vitrine. Elle se laisse porter, une fraction de seconde, par cette histoire qui l’entraîne de l’autre côté des siècles.
26.
L'envers de la broderie
Île de Varanville, nuit du samedi 6
au dimanche 7 septembre 1997
Pénélope retourne le tissu. Pas de toile de renfort montée au dos. Les fils apparaissent, avec leurs couleurs d’origine. Ce qu’elle comprend, en une seconde, la fait blêmir.
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