— Guillaume avait pourtant épousé une héritière de haut rang, Mathilde de Flandre, fille d’un comte qui était un de ses plus influents voisins.
— Bien sûr ! Mais cette objection confirme notre version des faits, certifie l’authenticité de la fin que nous possédons. Ça n’a jamais frappé personne parmi les spécialistes de votre Telle du Conquest ! Cette vieille haridelle de Solange Fulgence la première ! La reine Mathilde n'apparaît dans aucune scène de la broderie, que les ignares appellent pourtant depuis des lustres “Tapisserie de la reine Mathilde”. »
Il souligne le mot « aucune » d’un grand trait tracé dans l’air avec l’index, avant de conclure, magistral :
« Si la Tapisserie avait été exécutée sur ordre de Guillaume, pour sa propre gloire, il aurait fait mettre en scène cette fille d’un puissant seigneur, qui était devenue sa reine. Des femmes, il y en a sur la Tapisserie, regardez Édith, sœur du roi Édouard, ou la mystérieuse Aelfgyva, dont le nom est brodé en toutes lettres ! Mathilde de Flandre ne figure nulle part. La seule femme qui compte, tissée dans la trame de cette histoire, morte en 1066 mais encore si présente, n’est pas la reine Mathilde, c’est une petite paysanne qui ne vit plus à cette date que par ses deux fils, c’est Arlette la Falaisienne, mère de Guillaume et d’Odon. La duchesse Arlette, fille de la glèbe, une Wallis du XI esiècle. »
Ils se sont assis. Pénélope imagine Diana épousant Dodi et ayant de lui des enfants… La crypte est assez confortable, meublée de jolies copies du mobilier funéraire de Toutankhamon, comme on en a exécuté en Angleterre après la découverte. Des pièces aujourd’hui très recherchées par les antiquaires.
C'est sur le fauteuil du pharaon que Lord Contevil a pris la pose d’un bon grand-père racontant à sa petite-fille l’histoire de la tribu. Pénélope s’assied sur un tabouret orné de fleurs de lotus. Les fresques, qui représentent Ramsès II entrant dans les champs d’Ialou, le paradis égyptien, donnent à son récit l’allure d’une épopée légendaire. Le mur des siècles.
Pénélope, au comble de l’exaltation retenue, se dit qu’elle entre, à la suite des compagnons de Lord Carnarvon dans un tombeau plus inviolé et inaccessible que celui du pharaon, dans les vestiges d’une histoire de mille ans, le vrai tombeau d’un roi guerrier du XI esiècle. La Tapisserie, ce sont les bandelettes sacrées d’un souverain qui n’a pas régné, cet Odon, frère de Guillaume. Odon à qui les fils du Bâtard ont fait la peau sans pitié. La Tapisserie était si belle qu’ils ne l’ont pas détruite, juste amputée. De quelques mètres, et de sa signification.
Si Wandrille avait été là, il aurait été prudent, il aurait dit à Péné d’être sur ses gardes, de ne pas s’emballer. Il aurait eu tort, bien sûr, et elle lui aurait répondu de se taire.
« Vous voulez dire, monsieur (elle ne sait trop comment l’appeler)…
— Arthur.
— Vous voulez dire qu’Odon, commanditaire de la Tapisserie, n’avait pas intérêt à insister sur le personnage de Mathilde, qui avait regarni un peu en sang princier les veines des fils du Bâtard. Odon, votre ancêtre, il s’était marié ?
— Avant de devenir évêque, avec une jeune fille noble de Normandie, une fille de chevalier, dépourvue de sang royal, mais de bonne noblesse… D’où ma famille…
— Qui était-elle ?
— Vous vous doutez de son identité…
— Pas du tout, lâche Pénélope, qui se trouve nulle.
— Cette jeune fille se prénommait Aelfgyva, belle comme les elfes sous le givre, jeune Nordique au nom étrange.
— La gifle !
— La scène de la gifle, que personne n’a comprise, est son histoire. Le clerc tonsuré qui la touche, c’est Odon, encore laïc mais qui a déjà reçu les ordres mineurs, la première étape de l’entrée dans l’Église. Elle, porte une longue robe, avec des manches, et sa tête est couverte d’un voile : elle renonce au monde. L'arc qui les réunit, avec son architecture viking, c’est l’entrée d’un couvent : ils se séparent pour se donner chacun à Dieu, comme cela pouvait arriver à cette époque. Il ne s’agit pas d’une gifle, mais d’un geste rituel de promesse et d’engagement. Lui va devenir évêque, puisque la politique le requiert, et elle religieuse. Telle est la volonté de Guillaume, frère d’Odon. Mais ce n’est pas notre sujet.
— Notre sujet, c’est le XX esiècle, les Windsor. Et aujourd'hui. »
Contevil se lève avec brusquerie. Pénélope sent reparaître sur sa joue la trace de la gifle qu’elle a reçue : la signature d’un pacte, qui la lierait à un homme qu’elle ne connaît pas, la marque rituelle d’une entente secrète ?
Pénélope aimerait bien sortir de ce trou, continuer la conversation dans le jardin, sentir le vent du large, aller admirer la mer et les étoiles. Contevil bouche la vue de la porte et de l’échelle qui se trouvent derrière lui. Il parle avec autant d’exaltation qu’à une tribune, comme s’il avait à convaincre une assemblée. Pénélope, face à lui, se concentre.
« Le duc de Windsor s’est brouillé avec mon père. David a cessé de le fréquenter, après l’avoir, tout de même, réparation bien tardive de la monarchie officielle, titré marquis. Mon père a accepté ce titre, il a peut-être eu tort. Édouard VIII, quelques jours avant de jeter l’éponge, a signé l’acte qui nous fait porter cette couronne, c’est dérisoire. Pour mon père, figurer comme marquis à la Chambre des lords, c’était entrer dans la clandestinité, résister en faisant semblant d’intégrer les rangs de l’ennemi. Vous voulez entendre un dernier secret ? Pas très bien gardé celui-là, beaucoup de gens après les réceptions chez David et Wallis ont eu l’occasion de s’en rendre compte pendant des années, mais personne ne le disait ni ne l’écrivait, sauf les chroniqueurs américains. Vous avez lu les Mémoires de Gore Vidal ?
— Allez-y.
— Windsor était fabuleusement bête. Sans idées, sans conversation, je ne parle même pas de la politique ou de la conduite des affaires internationales. Il n’aurait pas pu être poinçonneur dans un autobus. Incapable de lire un journal en entier. Incapable de se souvenir de quoi que ce soit après avoir replié le journal, sauf peut-être du bulletin météo. Avec cela, l’homme le mieux élevé, le plus délicat, le plus gentil sourire du monde, entouré d’une cour qui lui renvoyait une image flatteuse. Du jour au lendemain, comme l’enfant gâté qu’il était, il n’a plus voulu voir mon père quand il a compris que notre Tapisserie faisait certes l’éloge des noces more danico , mais surtout disqualifiait toutes les dynasties successives qui avaient régné à Londres, les Plantagenêts, les Tudors, et la sienne ! Ceux qui se font appeler Windsor et qui sont des boches ! »
Contevil avait crié. Pénélope le voyait avec un peu d’angoisse s’exalter de plus en plus. Elle ne l’interrompit pas :
« L'argument que nous lui fournissions, à ce doux David, se retournait contre lui : il pouvait épouser son Américaine tant qu’il voulait, mais régner, non ! Le seul souverain légitime, à la généalogie non critiquable, c’était mon père, roi d’Angleterre de plein droit, du droit de Guillaume et d’Odon !
— Vous voulez dire qu’en réalité, c’est par un scrupule, fort louable à votre égard, que le duc de Windsor, ne se sentant pas à sa place puisque votre père venait de le lui expliquer avec la plus grande courtoisie, a souhaité quitter le trône.
— Ne vous moquez pas, il a abdiqué en faisant comme Guillaume sur “ma” Tapisserie : en désignant son frère ! Il aurait dû désigner mon père. Nous avons manqué la plus belle occasion qui s’était offerte à nous depuis des siècles ! Et moi, seul, ici, devant vous, ma chère petite, je le proclame : je suis le roi d’Angleterre ! »
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