24.
Sous le dolmen du grand salon
Île de Varanville, nuit du samedi 6
au dimanche 7 septembre 1997
Quelques marches, en colimaçon bien sûr, pas trop hautes, pas trop malcommodes, et, au bout de ce tourniquet, après une petite échelle d’acajou, apparaît une crypte aux élégants chapiteaux burgondes stylisés, fantaisie chronologique, géographique et architecturale supplémentaire. La crypte possède un parquet au sol pour que les dames ne gâtent pas leurs robes de bal. Dans un souterrain médiéval comme dans un hypogée égyptien, le parquet au point de Hongrie, c’est le grand luxe. L'art de la crypte tel qu’on le concevait sous le bon roi Édouard VII.
La mise en scène est grandiose, pense Pénélope, se forçant à sourire. Il faudra raconter ça dès demain à Wandrille. Pourquoi Solange Fulgence s’était-elle privée d’une escapade chez ce doux dingue, issu d’une lignée bien perturbée, comme il doit en exister quelques autres dans les pages du vénérable Book of Perrage ? Elle aurait même pu l’épouser, ils auraient fait un joli couple, sous le dolmen. Parfois on peut passer à côté du bonheur. Elle aurait signé Solange Fulgence-Contevil. Elle aurait été marquise. On aurait mis la photo sur le piano, et ils seraient tous les deux, ce soir, dans les fauteuils crapauds bordés de vieilles franges, unis devant la cheminée au manteau héraldique.
Sur les murs, par commodité, on a installé des casiers à bouteilles qui couvrent tout le fond, il s’agit sans doute d’une adjonction XX esiècle due au propriétaire actuel, qui a eu l’envie bien britannique de collectionner les grands crus. Un lustre à la cathédrale est suspendu par une chaîne dorée à la voûte. Au centre, Pénélope s’arrête devant trois vitrines basses, couvertes de tapis rouge. Tout ce qui l’intéresse est là.
Lord Contevil, à son âge, a des coquetteries de vieux magicien répétant le numéro de la femme dans le coffre. Il fait voler ses muletas. Trois panaches pourpres dans les airs, il crie « Olé ! Olé ! Olé ! », éclate du rire de Méphistophélès, quel brave homme :
« Nous n’avons rien de plus précieux, voici notre Koh-I-Noor, notre couronne impériale des Indes, notre sceptre d’Ottokar. Vous voulez que je débouche une bouteille ? Je dois avoir quelques beaux verres dans un coin… Un Montrachet ? C'est mon amie Marilys qui m’en envoie. »
Pénélope se penche sur les vitrines. Elles montrent les trois fragments de Tapisserie. La fin qui manque. Elle ne répond pas au vieux gentilhomme, qui s’empare d’un tire-bouchon en plastique orange et blanc, la touche camping sans laquelle rien n’est parfaitement chic.
Ces rectangles de toile ont l’air de reposer là depuis bien longtemps, la poussière couvre l’entrée des serrures. S'il s’agit des pièces qu’on lui a volées mardi, elles ont été replacées avec soin dans ces écrins conçus pour elles depuis un bon siècle.
Ou alors ces trois morceaux ne sont pas du tout ceux qui se trouvaient dans le carton de l’hôtel Drouot…
Il y aurait deux jeux en concurrence, deux fins possibles pour la Telle du Conquest … Deux fins, depuis quand ?
Pénélope sort son carnet. Contevil jubile. La conservatrice dessine à toute allure, comme si on allait à nouveau lui voler son butin.
Première scène, première vitrine : Guillaume, sur le champ de bataille, proclame la victoire. À ses côtés, reconnaissable à sa tonsure, Odon, tenant son bâton de commandement, le proclame roi, fraternel. L'inscription latine souligne le triomphe : « Rex vincit » , le roi a vaincu. Il ne se fait plus appeler Dux .
Puis, deuxième morceau, scène centrale : Guillaume sacré à Westminster avec Odon toujours à ses côtés, en habits sacerdotaux, dans son nouveau costume d’archevêque de Cantorbéry, portant la mitre et le pallium. C'est la suite logique, le point d’orgue de la Tapisserie. Pénélope n’en revient pas. Si elle pouvait rapporter ces reliques à Bayeux, mettre en place ce final symphonique dans la grande salle d’exposition…
Pourquoi Solange, qui devait être informée de l’existence de ces fragments, n’a-t-elle pas opéré la transaction ? Qu’avait-elle contre Lord Contevil ? Que savait-elle de lui ? Ce diable qui boit son grand cru de Bourgogne dans un fin cristal de Bohême.
Enfin, Pénélope fronce le sourcil, troisième morceau de lin brodé, Guillaume du haut de son trône désigne Odon de Conteville avec la main. Odon ne porte plus d’habits de clerc, il est en armure, des mailles de fer. Le nœud de l’affaire, dans cette image qui, si elle date bien du XI esiècle, est une bombe.
Guillaume fait de son demi-frère Odon, devant toute sa cour, son successeur. Le vieux Contevil commente :
« C'est lui, l’ancêtre Odon, qui a fait broder la Tapisserie. Ce n’était pas pour décorer sa cathédrale, ni pour chanter la gloire des combattants, il s’est donné toute cette peine pour prouver son droit à la couronne. Odon était le frère le plus doué de Guillaume, il l’aide à vaincre, il l’aide ensuite à tenir l’Angleterre par le biais des évêchés et des paroisses. Il était normal que le Conquérant le juge apte à lui succéder. Meilleur que ses imbéciles de fils, des soudards. Odon aurait su ne pas morceler l’héritage, faire de l’Angleterre et de la Normandie un seul État, réaliser le rêve du Bâtard…
— Mais il était évêque.
— Ce n’aurait pas été le seul prince-évêque de l’histoire du Moyen Âge. Il y en a eu jusqu’au XVIII esiècle, des princes-évêques.
— Il n’était pas de sang royal.
— Vous ne connaissez pas le droit viking. Sa mère était princesse, parce qu’elle avait été choisie par le duc, un point c’est tout. Elle devenait de facto aussi importante qu’une princesse de naissance, avec les mêmes droits, les mêmes pouvoirs. Arlette, fille de Falaise, était capable de donner la vie à des princes. Son union lui avait conféré la dignité princière, et elle était susceptible de la transmettre, à condition que l’aîné du clan reconnaisse ce droit dynastique à ceux de ses frères ou demi-frères qu’il choisirait.
— Un système clanique, comme dans certaines sociétés primitives.
— Les bases du vrai droit anglais. Qui était, comme tous les droits nordiques, très féministe. La femme, dans la société du XI esiècle, avait une place que nous n’imaginons que très mal, mais je ne vais pas vous faire un cours d’histoire, à vous, chère Pénélope. Selon les règles des Vikings, droit non écrit mais connu de tous à cette époque, Odon n’est bien sûr que le demi-frère du duc ; son père, Herluin, sire de Conteville, n’était pas prince. Mais si sa mère et son frère aîné veulent faire de lui un héritier, un dynaste, c’est possible. Il faut oublier notre droit d’aujourd’hui, et tous les systèmes d’héritage qui se sont fixés aux XIII e-XIV esiècles. Des principes adoptés non sans mal ; regardez les controverses au moment de la guerre de Cent Ans pour savoir qui était le légitime héritier du trône de France ! Cette décision souveraine du duc-roi choisissant le plus apte parmi les princes du clan, c’est ce qui se passe dans cette dernière scène.
— Et les historiens du droit seraient d’accord avec vous ?
— Pas tous ! Même si tout le monde admet que vous ne pouvez pas appliquer au XI esiècle, et dans ces communautés issues des navires des Vikings, les principes juridiques modernes. Guillaume lui-même, à ce compte-là, n’aurait jamais dû régner. Son surnom, le Bâtard, le prouve bien.
— Voilà pourquoi, selon vous, Odon a fait réaliser la Tapisserie. Pour que les fils de Guillaume se rangent sous sa bannière, comprennent, par la force de l’image, que c’était la volonté de leur père, le Conquérant.
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