— Vous saisissez, chère Pénélope. L'histoire du félon qui usurpe le trône est à double entente : Harold, qui succède indûment à Édouard le Confesseur, en prétendant qu’il est plus “prince” que Guillaume, et surtout les fils de Guillaume qui veulent régner après leur père, contre le droit légitime de la dynastie issue du demi-frère du Bâtard, Odon de Conteville. La Tapisserie s’adresse à eux, la génération suivante : elle leur promet le châtiment d’Harold. »
Pénélope se tait. Elle se dit, malgré elle : s’il avait raison… Contevil conclut, superbe :
« Les Conteville, aujourd’hui relégués dans leur citadelle de l'île de Varanville, notre rocher, notre port fortifié, notre base secrète, méprisent et menacent les rois d’Angleterre depuis neuf siècles. Nous n’avons pas de parchemin pour le prouver, pas d’historien pour nous défendre, pas de troupes pour nous acclamer, mais nous possédons un document inattaquable, que je vais vous demander d’expertiser : quelques mètres de toile. La fin de la Telle , qui donne tout son sens à la Tapisserie de Bayeux. »
Wandrille, comme il faudrait que tu sois là ! Il revient à Pénélope le privilège d’examiner les preuves du bon droit de cette brave famille d’égyptologues déboussolés, les sires de Contevil alias Conteville, évincés depuis mille ans et conservant comme des preuves ces broderies qui montrent que leurs histoires, cent fois racontées de génération en génération, ne sont pas des bobards de bonne femme : cette fin de la Tapisserie qui manque à Bayeux et que les rois d’Angleterre ont cherché à posséder en vain. Les rois d’Angleterre et d’autres peut-être, pendant la dernière guerre, et sans doute depuis. Un trésor de guerre.
Pénélope se redresse, fière d’elle, un peu inquiète de ne pas être à la hauteur. Sur le fond des bouteilles de vin qui masquent le mur derrière lui, Lord Contevil la regarde et les moirures rouges de sa veste se reflètent dans ses yeux.
« Monsieur, si vous voulez que je vous donne mon avis sur ces trois morceaux de toile brodée, il faut m’ouvrir les vitrines et m’autoriser à les en retirer pour que je puisse les regarder d’un peu près. J’imagine que cette requête ne vous surprend pas. »
25.
Les trois fragments Contevil
Île de Varanville, nuit du samedi 6
au dimanche 7 septembre 1997
« Je vous en prie, les vitrines ne sont pas fermées à clef, je ne crains personne dans cette cave ; et dans mon île, les voleurs ne peuvent s’échapper. Ni eux, ni personne — et pas même moi… Pour ouvrir, il suffit de soulever les petits boucliers sculptés. »
Silence religieux. Pas d’accompagnement de harpe gaélique. Une bonne lumière tout de même, pense Pénélope. Cette crypte au trésor doit servir de temps à autre.
Les pièces d’étoffe sont devant elle, avec les inscriptions intactes qui prouvent les droits des Conteville à l’héritage de Guillaume. Rex vincit — Wilhelmus Rex Angliae — Odo designatus — Odo Princeps . Odon prince, Odon présent à la dernière image, au premier rang de la cour, à la tête de l’armée, héritier du duché de Normandie et de la couronne d’Angleterre. Toutes les scènes précédentes, où il apparaissait en chef de guerre, préparaient cette apothéose, cette vision de gloire.
Contevil, dans sa veste flamboyante, a le visage d’un magicien, qui joue avec les branches de ses lunettes d’écaille. Pénélope ne remarque pas, tellement elle a envie d’entendre la suite, qu’il passe à cet instant, dans son regard, un éclair un peu illuminé, qu’il n’avait pas une heure plus tôt.
Elle l’écoute :
« Vous comprenez tout ce qui a lié le duc de Windsor à mon père, à l’époque où, devenu Édouard VIII, il cherchait une solution élégante pour épouser Wallis et surtout régner avec elle. Régner, c’est ce qu’elle voulait, par-dessus tout.
— Je croyais le contraire…
— Ensuite, une fois la partie perdue, ils se sont réfugiés, faute de mieux, dans la romance et — comment dites-vous en français ? — le “glamour”.
— Wallis n’aurait pas pu être reine d’Angleterre…
— Elle était divorcée, et alors ? Arlette de Falaise avait-elle épousé le sire de Conteville avant ou après son aventure avec le duc Robert, Robert le Diable ? Arlette avait d’autres enfants, cela n’avait pas empêché Robert de régner, ni Guillaume leur fils ensuite. En voilà un illustre précédent pour Édouard VIII ! Nos trois bouts de tissu justifiaient son mariage. Ils justifiaient aussi, pensait mon père en son for intérieur, son abdication en notre faveur. S'il se résignait à renoncer, poussé par Baldwin, pour des raisons politiques, Édouard VIII pouvait avoir aussi envie de laisser le royaume dans la panade : abdiquer, non pas en faveur de son frère, mais pour un lord inconnu des îles Anglo-Normandes.
— Invraisemblable.
— Mon père a cru à tout cela. L'époque était troublée, puis la guerre a éclaté, tout devenait possible… La Tapisserie prouvait qu’un mariage inégal n’entache pas l’hérédité royale. Édouard VIII, en épousant Wallis Simpson, voulait, en vrai roi du Nord, faire un mariage more danico , comme ses prédécesseurs les ducs de Normandie. Il ne manquait pas une occasion de se faire photographier sur des bateaux, en mer, il se voyait en prince viking, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, pieds nus dans des sandales achetées avant la mode, à Saint-Tropez… Si Arlette de Falaise, fille du tanneur, mère de roi, a pu faire souche de souverains, Wallis, l’Américaine divorcée… C'est le premier temps de la bonne entente de mon père avec David — vous savez on l’appelait ainsi depuis son enfance, le duc de Windsor ? Édouard n’était que son prénom de parade, pour les actes officiels. Il est même venu ici, discrètement, à Varanville… Il a osé offrir à mon père des boutons de manchettes avec l’Union Jack, j’en ai perdu un. Il a joué du piano dans le hall, notre vieux Pleyel, un clavier français, j’y tiens ! Pas de Steinway ou, pire, de Bösendorfer chez nous ! »
Pénélope pense une seconde à Pierre Érard, sourit, flatte son hôte :
« La Tapisserie, complétée grâce à vous, aurait pu connaître, avant guerre, une nouvelle utilisation politique.
— Dans l’idée de faire admettre un mariage inégal. Nous détenions une arme de poids, dans sa batterie d’arguments contre le Premier ministre. David avait prévu d’être couronné à Westminster avec Wallis et de faire figurer les trois fragments de ma tapisserie dans la nef, avec les ornements royaux… Ensuite, nous les aurions offerts à la Tour de Londres et mon père serait devenu Connétable du Royaume, rétabli dans tous les droits qui devraient être les nôtres depuis mille ans, altesse royale, prince du sang, marchant seul devant les ducs et pairs, avec le titre de “cousin du roi”.
— C'est important ? C'était important pour votre père ?
— Ma pauvre petite, mais c’est capital, on m’aurait appelé non pas “Votre Grâce” mais “Monseigneur”. Vous n’avez aucune notion, je le vois bien, de ce qui compte.
— C'était dangereux, je veux dire, pour lui, d’entrer dans ce jeu. Il ne s’en rendait pas compte ? Votre père s’était rallié aux Windsor ? Il renonçait à revendiquer des droits pour lui-même ? Ce séducteur mondain de Windsor l’avait mis dans sa poche ?
— Bien sûr que non, c’est là qu'apparaît bien le côté “opérette” de cette affaire. Ils n’étaient sérieux ni l’un ni l’autre, face aux professionnels de la politique et de la guerre, à l’époque ! Et face à Hitler, vous imaginez, ces complots de salon ! David, le “roi Édouard”, ne voyait que l’affirmation des droits d’une fille du peuple, égaux à ceux d’une fille de roi… “La princesse du peuple”, comme vient de le dire Mr. Tony Blair, arrivait un peu trop tôt… Dad était assez romantique, assez fleur bleue, mon père était un explorateur, un homme qui avait grandi à l’ombre des Pyramides, dans les récits de son père, un exalté. Tout le contraire de moi. La Tapisserie chante la gloire, à égalité, des deux fils d’Arlette, la fille du tanneur, Guillaume et Odon : mon père et David s’étaient un peu identifiés aux personnages… D’Édouard le Confesseur à Édouard l’Abdicateur…
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