L'accueil est chaleureux, Lord Contevil lui-même la conduit à sa voiture, une camionnette rouge qui avait dû être d’abord verte si l’on en juge par la tôle un peu froissée de ses ailes :
« C'est tout ce que j’ai à vous proposer, ce ne sont pas les carrosses du couronnement ni les Rolls démodées de cette vieille tocarde de Lilibeth, mais pourvu que ça roule… Je n’ai pas fait armorier les portières, je vous ouvre, attendez, le maniement est délicat… »
Lord Contevil a le sourire d’un Méphisto un peu blanchi. Un manteau de velours cerise râpé, une écharpe rubis, des bottes acajou, une élégance de dandy, dans une campagne où il n’a sans doute pas besoin de se signaler pour que tous le reconnaissent. Au premier coup d’œil, Pénélope a compris que ce ne pouvait pas être son agresseur, la soirée s’annonce du coup bien plus calme.
« L'île appartient à ma famille depuis quelque temps figurez-vous, oh, ce n’est pas non plus extrêmement ancien, on nous y a relégués au XIV esiècle, nous étions devenus un peu encombrants, déjà ! Nous sommes les cousins de province indésirables… Vous ne couperez pas au récit complet de l’histoire de notre famille… »
La camionnette a du mal à démarrer, son propriétaire non. Il commence à pleuvoir beaucoup.
« Il n’y a pas de mauvais temps, il n’y a que de mauvaises bottes. L'histoire officielle veut que Guillaume, quelques années après son installation en Angleterre, ait disgracié son demi-frère Odon qui tendait à prendre trop d’importance dans le nouveau royaume.
— Et ce n’est pas ce qui s’est passé ?
— Odon était évêque, mais d’abord, il était soldat. Cela a dû vous frapper dans la Tapisserie, où il apparaît dans de nombreuses scènes, en cotte d’armes. Il participe même à la bataille, ce qui est pour le moins inhabituel chez un homme d’Église. Il tient à la main, sur son grand destrier, un bâton : les historiens ont dit que c’était pour montrer qu’il ne combat pas avec des armes et ne verse le sang de personne. Nul n’a jamais osé écrire la vérité : il s’agit d’un bâton de commandement, celui du général en chef. Odon était le général de Guillaume, qui a gagné la bataille d’Hastings… qui l’a fait roi…
— Un bâton qui pouvait devenir un sceptre…
— Je vois que vous êtes aussi fine que je l’espérais, chère Pénélope, vous permettez que je vous appelle par votre prénom, je sens que vous n’avez pas besoin que l’on vous explique pour comprendre. Nous arrivons, la maison n’est pas très grande, je vous ai fait réserver la plus jolie chambre. La chambre d’Odon. »
Une vraie surprise se trouvait posée au bout de la route, un gâteau de conte pour enfants, dame Tartine à son meilleur. Le château n’en est pas un. Il ressemble à un mastaba égyptien, ou mieux à quatre ou cinq mastabas empilés comme des moules à cake : une version en pierres locales, avec du lichen vert aux jointures, de la pyramide à degrés de Saqqarah. Rien moins. Pénélope s’attendait à tout, mais ça… L'Égypte rongée de lierre et de vigne vierge. La Nubie nettoyée au Gulf Stream. Une pyramide qu’on aurait dotée d’une entrée monumentale à colonnes de marbre de style élisabéthain et complétée, à son sommet, par des cheminées Renaissance. Un caprice architectural composite, fou, très réussi et un peu à l’abandon. Pénélope cache mal qu’elle est impressionnée.
« Vous ne saviez pas que nous possédions ces joyaux d’architecture dans l’archipel. Heureusement que mon arrière-grand-père, l’égyptologue, a eu l’idée d’ajouter des fenêtres à notre pyramide familiale. Sinon, ce n’aurait été qu’un tombeau. On s’y est éclairés à l’huile de paraffine jusqu’en 1953, nous avons beaucoup hésité avant d’accepter l’électricité. C'est malgré tout assez pratique, quand le ciel est bas comme aujourd’hui, dans notre sépulcre… Une maison pour nous, qui sommes morts depuis mille ans : ce n’est pas une raison pour se morfondre. Ce palais de conte de fées possède des douches et des baignoires, l’eau courante chaude et froide, le téléphone, la télévision un peu floue car je ne me suis jamais résolu à l’antenne…
— Elle déparerait tout.
— Mon bisaïeul a voulu une maison joyeuse, et je vous avoue que j’y ai été très heureux, même maintenant que j’y vis seul.
— Et des fenêtres à meneaux de style troubadour au beau milieu de ces murailles en pierre colossales, on aurait plutôt attendu des ouvertures “retour d’Égypte”, avec des sphinx griffus et des serpents. Je n’ai jamais vu ça nulle part.
— C'est que mon bisaïeul, par bonheur, n’avait pas d’architecte. Il dessinait tout lui-même. C'était vers 1880, il était l’un des membres les plus inspirés du Club des excentriques. Les architectes sont une plaie, et ils oublient toujours l’escalier, c’est Flaubert qui le dit. J’adore Flaubert, tellement supérieur à Dickens. Mon bisaïeul n’a jamais pu se résoudre à choisir un style, ni dans sa vie, ni dans ses meubles, encore moins pour sa maison : l’Égypte était le pays de son cœur, il se sentait Normand, Nordman, Viking jusqu’à la folie, passionné aussi par les vestiges celtes, collectionneur de céramiques aztèques un peu terrifiantes, un vrai archéologue à l’ancienne mode… Tout devait évoquer ici les temps les plus reculés avec le confort le plus moderne. Notre maison de Londres est trop traditionnelle, le trente-pièces-cuisines habituel. Ici, c’est une maison de campagne les pieds dans l’eau, assez modeste, à peine dix chambres, et puis, vous allez me suivre, nous avons un hall à grand spectacle. Encore une idée de mon arrière-grand-père, j’espère que vous aimerez. On m’a proposé un jour de le louer pour des films, vous pensez bien que je n’ai pas voulu ! Que de dérangement ! »
Sur le perron, un domestique en habit noir se charge du sac de voyage de Pénélope. Elle a un peu honte de son bagage, usé jusqu’à la corde par les sables de Thèbes et qu’elle n’avait pas acheté bien cher. Elle se redresse, contente d’avoir choisi un blouson de daim et une paire de gants. C'est un film. Pas besoin d’en tourner d’autres ici. Son ange gardien est un malabar, la cinquantaine, avec des poings d’assassin, pense Pénélope en riant de sa frayeur. Le genre d’homme à assommer le chien des Baskerville d’un coup de battoir, le soir, sur la lande. Contevil n’a pas besoin de donner d’ordre : Pénélope est attendue et son arrivée réglée comme un ballet. Une femme de chambre la précède et s’engage dans un escalier en colimaçon, plus proche du design Tudor que du style Akhenaton.
« Un instant, chère Pénélope, vous découvrirez plus tard la chambre d’Odon. Venez avec moi boire un verre. Voici notre grand hall. Je ne vous avais pas menti. »
23.
La saga des Conteville
Île de Varanville, samedi 6 septembre 1997
« Comment a-t-on fait entrer ce char d’assaut dans votre salon ? Plusieurs tonnes de pierres. Il est descendu du ciel ? En soucoupe ?
— Devinez, vous êtes historienne. »
Elle s’était figuré un hall égyptien, une collection de cottes de mailles inspirée par la Tapisserie. Rien de tel. À Paris, les professionnels de la décoration appellent cela le « wahou effect ». Au centre, monumental, s’élève un dolmen, comment doit-on dire, un cairn ? Une table de pierre, de celles que les légendes populaires associent aux cultes druidiques, occupe le milieu d’une pièce longue comme un terrain de football. Haute comme un homme. Autour, des boiseries foncées, des meubles néoromans dignes de l’Exposition universelle de 1900, des portes minuscules, presque un peu trop basses. Des ornements inspirés par les proues des navires vikings.
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