La reine : dès qu’on parle d’elle, la voilà qui apparaît à l’image, pas de gros plan, pour respecter l’intimité de cette famille. Pénélope regarde, en écoutant sans bien saisir l’abracadabrante histoire qu’un inconnu lui raconte au téléphone, comme s’il avait choisi ce moment d’émotion collective.
« Vous, un noble britannique, traitez la monarchie de vieille gueuse ; seriez-vous républicain ?
— Vous savez, dans notre famille, nous sommes de pure souche normande, et nous n’avons épousé que des Normandes, issues des familles du continent, des Tournebu, des Gouvets, des Achard et des Carbonnel de Canisy. Ici, nous nous sommes alliés dans les meilleures familles installées en Angleterre après Hastings, les Mauny, les Chervil, les Percy… Je ne crois guère en la pureté du sang et autres fadaises, ce n’est pas ce que je veux dire, ne vous méprenez pas. Simplement, je suis un vrai Viking et tout le monde ne peut en dire autant. Eux, ceux qui se font appeler Windsor, un nom de famille inventé en 1917 pour ne pas avoir l’air trop germanique, vous savez cela, vous qui êtes historienne, ce sont des Allemands, des boches comme nous disons, chez nous, en Normandie, des Battenberg, des Saxe-Cobourg-Gotha, moitié Wurtemberg, moitié Schleswig-Holstein-Sonderberg-Glucksberg, des espèces d’usurpateurs mâtinés de Mecklenbourg-Strelitz ! Pourquoi pas des Holstein-Gotorp ! Von und zu, archiboches, Fridolinenberg ! Des barons de Vermouth von Bock-Bier sortis tout droit de La Grande Duchesse de Gerolstein ! Des Saxons, sur le trône d’Angleterre. Des gens qui n’étaient rien quand nous avions déjà une bonne quantité d’ancêtres et que nous débarquions l’arme au poing, en vainqueurs, en libérateurs, porteurs du droit et des saintes coutumes, en octobre 1066. Eux ce sont les cousins d’Harold, le félon, le parjure, le judas de la Tapisserie. Et ce sont eux qui règnent aujourd’hui sur la Tour de Londres !
— Je suis effarée, je vous comprends. »
Ne jamais contrarier les prophètes. Elle en voit assez défiler, le soir, au Club. Elle s’installe mieux, relance la conversation.
« Comme cela, par téléphone, un secret de famille ? Je vous écoute. Permettez-moi d’abord de vous féliciter pour la qualité de votre français.
— La seule vraie langue internationale, n’est-ce pas, chère mademoiselle, la langue normande. Il est évident que je ne puis vous parler par téléphone. Je serais heureux que vous puissiez venir. Je ne me déplace plus depuis longtemps.
— Pourquoi votre secret me concerne-t-il ?
— Il concerne la Tapisserie. Je m’appelle Contevil. Je vous l’ai dit, mais vous n’avez pas l’air de comprendre. Nous l’écrivons, en anglais, avec un seul l final, mais c’est un nom que vous devez connaître. Je suis le dernier des Conteville, vous saisissez ?
— Je ne savais pas qu’Odon de Conteville avait eu une descendance anglaise, je croyais qu’il était évêque de Bayeux et archevêque de…
— Venez, je vous raconte tout. Je suis bien le dernier des descendants d’Odon, votre évêque, c’est ainsi, je n’y puis rien, c’est de surcroît assez facile à vérifier. Venez ce soir, et je vous montre les dernières scènes de la Tapisserie, mais faites vite… Je ne suis pas très loin de vous, je suis certain que ma maison, et l’endroit, vous plairont. J’habite sur l'île de Varanville, la plus petite des îles Anglo-Normandes. Vous avez lu Victor Hugo, L'Archipel de la Manche … Il faut prendre le bateau à Granville, joli port… Le dernier aujourd’hui est à dix-sept heures, vous pouvez l'avoir… »
Pénélope sent poindre l’angoisse. Le descendant d’Arlette, fille d’un tanneur de Falaise et d’Herluin de Conteville… Elle se sent une héroïne de Hitchcock qui sait qu’elle doit se rendre à un rendez-vous donné par un fou au téléphone. Et qui y va.
Il a parlé des dernières scènes de la Tapisserie… Il a su, Dieu sait comment, qu’elle ne rêve plus qu’à cela, qu’elle y a pensé toute la nuit, que c’est devenu leur seul sujet de conversation avec Wandrille. Il propose de les lui montrer, aujourd’hui même, ce soir. Elle imagine un exquis marquis britannique en tweed sentant le cigare, dans un château battu par les flots.
Puis, elle passe au filtre de l’analyse critique les quelques éléments qui surnagent des tirades de ce soi-disant Contevil. Pourquoi s’est-il présenté comme second marquis de Varanville, s’il est d’une famille qui remonte à 1066, s’il descend vraiment des Conteville normands ; on aurait attendu neuf siècles pour leur donner un titre ? Certains ont de la constance. Neuf siècles de généalogie pour finir second marquis, est-ce que ça vaut encore la peine ? Le père de Diana, lui, était huitième comte, c’est tout de même autre chose, ça inspire le respect, et le gros blond que l’on vient de voir parler du haut de la chaire de Westminster — le frère de la princesse Diana qui faisait des remontrances à mots à peine couverts face au clan Windsor — serait le neuvième. Neuf comtes, cela pose une famille. Les Conteville sont en retard.
Solange Fulgence, qui faisait partie du comité d’organisation des banquets de vétérans, les fameux « Fils de 1066 », a un Perrage dans sa bibliothèque, le Bottin rouge et or des familles nobles du Royaume-Uni, avec leur histoire et leurs armoiries. Si ce Contevil n’y est pas, inutile de s’embarquer dans cette aventure. Pénélope ouvre le livre. La messe des funérailles se poursuit.
En feuilletant les pages, elle se laisse porter par la musique. Et la proustienne musique des noms, qui fait passer dans ses yeux des milliers de villages, de couronnes et de petites églises.
Le téléphone sonne. C'est Wandrille. Son numéro s’affiche. Le téléphone de Solange Fulgence est équipé du « mouchard ».
Wandrille est à Paris, il sort de deux heures de sport, il vient d’allumer son poste. Il a commencé à écrire sa fameuse chronique, que le journal attend pour l’heure suivante. Le sujet du jour se déroule sous ses yeux, avec des images venues d’Angleterre. Un film qui se déploie tableau après tableau : dans les intérieurs contemporains, la télévision joue le rôle des tapisseries dans les donjons du Moyen Âge.
Dans la chambre d’une des filles de Guillaume le Conquérant, rapporte un ancien chroniqueur, était tendue une tapisserie qui montrait les exploits de son père, avec des couleurs de songe et des fils d’or. Wandrille voit s’afficher les visages des enfants de Diana et de Charles, il remarque pour la première fois que le fils aîné s’appelle Guillaume, mille ans plus tard. Le premier roi, William, et ce garçon triste, blond comme sa mère, bientôt, le dernier ? De toutes ces pensées en débandade, difficile de faire une petite chronique amusante.
« On ne plaque pas des paradoxes de salon sur la douleur de deux orphelins », lui assène Pénélope. Wandrille se tait et la laisse parler.
« Je suis décidée à accepter le rendez-vous d’un vieux fou, ça m’amuse, j’y vais !
— Tu regardes, à la téloche ? C'est beau.
— Oui, d’un œil distrait… Je suis au bureau, dans le poste de commandement de Mademoiselle Fulgence. Bien sûr, c’est très triste cette histoire, un beau gâchis, mais au fond, les Windsor, tu sais, je les trouve un peu… récents. Un peu von und zu si tu vois ce que je veux dire. J’ai eu en ligne le dernier descendant d’Odon de Conteville, évêque de Bayeux au XI esiècle, demi-frère de Guillaume le Conquérant. Un vrai de vrai, pas un membre de l’association des goûteurs de pomme cuite qui se réunit chaque année à la Saint-Michel pour écouter de la harpe celtique. Un descendant de témoin, en ligne directe, des événements, Odon, l’homme qui a commandité la Tapisserie.
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