— Il s’en moque, il veut vendre au plus offrant. Il va essayer d’entrer en contact avec le père de Dodi.
— Faire parler Marc, faire parler Solange.
— Tu as prévenu le directeur du Louvre, pour le vol et l’agression ?
— Pas tout de suite, j’ai besoin de l’épater. Je vais faire monter la sauce.
— Tu sais que tu cours des risques en ne prévenant personne. On t’a attaquée. Et tes hautes autorités ? Le ministère de la Culture ? Ils enverraient des policiers pour monter la garde rue de la Maîtrise.
— J’ai mon garde du corps personnel, Wandrille.
— Tu m’occupes à plein temps, ma chronique va prendre du retard.
— Goujat.
— Je n’ai pas regardé la télévision depuis au moins douze heures. Tu imagines ? Et on néglige le Club. Les clients vont finir par se plaindre.
— M. Richard s’en occupe, il les fait patienter, tu sais, on a eu raison de l’associer à notre affaire, il est de taille à faire tourner la boîte. Demain, samedi matin : personne ne pense ici que j’aie pu rentrer pour le week-end, alors que j’étais à Paris. Je vais aller rendre visite à cette pauvre Solange sur son grabat. Je veux du calme, du silence, la paix et l'harmonie. »
Wandrille se lève, va entrouvrir la fenêtre qu’il cale avec l’espagnolette. Il se recouche, sans que Pénélope proteste parce qu’un petit vent frais entre dans la chambre.
« Tu dors ? Pénélope ?
— Je prie. Tais-toi. Tu sais que Mère Teresa est morte aujourd’hui. C'était une sainte.
— Tu redeviens croyante de temps en temps ? Tu ferais mieux de prier saint Wandrille, tout le monde l’a oublié, le pauvre vieux frère.
— Mère Teresa, pas besoin de croire à grand-chose pour comprendre que c’est une sainte. Ça fait du bien de prier une nouvelle sainte. Les autres, sainte Geneviève, sainte Rita, sainte Thérèse, n’en pouvaient plus de m’entendre geindre et gémir. Je n’obtenais plus rien. »
19.
La fontaine d’Arlette
Bayeux, nuit du vendredi 5
au samedi 6 septembre 1997
Pénélope, sur son oreiller de toile de lin, rêve en tapisserie. Champollion le Jeune rêvait en hiéroglyphes. Quelques pensées floues viennent cerner quelques minutes de rêve, puis, elle rouvre les yeux. Elle adore cet entre-deux-eaux, comme l’espèce d’hypnose qui la saisit chaque fois dans le train. Elle va commencer à en avoir assez de la ligne Bayeux-Paris. Elle trouve des idées en rêvassant. Comme Napoléon gagnait ses batailles la nuit avec les rêves de ses soldats endormis, du sommeil de plomb des soldats de plomb. Elle voit, derrière ses paupières, les petits personnages de profil qui grouillent, composent des scènes inédites, viennent la narguer.
Wandrille ronfle doucement, mais cela ne la gêne pas, elle se sent un peu rassurée. Elle se dit que l’on ne sait presque rien, en réalité, de cette bande de tissu du Moyen Âge que tout le monde pense connaître, qui est dans tous les livres d’histoire.
Elle entend galoper les chevaux bleus et rouges. Elle entend la clameur des soldats qui se jettent sur le sable de l’Angleterre. Elle revoit la scène de la gifle donnée à Aelfgyva.
Les volets clos, les nouveaux rideaux qu’elle vient de poser — comment a-t-elle trouvé le temps ? quelle jeune femme moderne ! — ne laissent rien filtrer de la rue de la Maîtrise, de Bayeux, de Paris, de Londres, de la musique de clavecin qui, sans doute, continue sous l’eau de la piscine du Ritz, où Wandrille l’invite de temps en temps à venir nager avec lui, il est trop bon. Rien n’entre ici en provenance du monde extérieur, qui tourbillonne comme jamais depuis l’accident de Diana. Diana s’éloigne. Aelfgyva s’avance, jeune femme dont on ne sait rien, sœur lointaine de la princesse disparue.
Guillaume avait fait un beau mariage. Il lui fallait bien cela. Lui, on l’appelait Guillaume le Bâtard. Tous ses ancêtres ducs de Normandie étaient des bâtards. Issus de noces more danico, « selon la coutume nordique » : les enfants nés des concubines pouvaient accéder à la couronne. Guillaume était le fils du duc Robert et d’une jolie fille de Falaise, que son père n’avait pas épousée, Arlette, fille d’un tanneur peut-être un peu embaumeur à ses heures. L'histoire des ducs qui précédèrent Guillaume est une furieuse épopée. Robert le Magnifique, appelé aussi Robert le Diable, son père, avait vaincu ses rivaux, avait fait voile vers la Terre Sainte, instauré une cour ducale, s’était entouré de grands vassaux et de légendes.
Robert avait aperçu Arlette du haut de ses remparts, alors qu’elle était à la fontaine. Une jolie scène de roman, immortalisée par un méchant bas-relief à Falaise, devant ce qu’on appelle encore « la fontaine d’Arlette ». En carte postale, c’est charmant, il faudra aller passer une journée là-bas, visiter le château et la ville qui paraît-il est une splendeur.
Comme le duc devait mourir de soif à côté de la fontaine, il avait demandé à la belle Arlette de monter.
Arlette, après Guillaume, avait eu d’autres enfants, d’un gentilhomme épousé ensuite et qui se nommait Herluin de Conteville. Leur fils, Odon de Conteville, avait été évêque de Bayeux, puis, après la conquête, archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre. Le sang d’Arlette avait aussi la vertu de transmettre une forme de pouvoir.
Pénélope ouvre les yeux. Une vague idée surgit, encore un peu floue. Il faudra qu’elle y pense à nouveau demain. Une piste. Le sang d’Arlette… Et le sang de Diana ? Si elle avait donné des demi-frères ou des demi-sœurs aux enfants de Charles, quel statut auraient ces enfants ? C'est un peu la même histoire… Wandrille ronfle plus fort, elle lui donne un coup de coude. Il se tait deux minutes, elle en profite pour refermer les yeux et continue à se raconter l’histoire des ducs de Normandie.
Guillaume avait souhaité rompre avec ces mésalliances qui nuisaient au prestige des ducs normands. Guillaume, lui, avait épousé la fille du comte de Flandre dans les veines de laquelle coulait le sang des rois de France. Un couple uni comme on n’en voit jamais dans les familles princières.
Guillaume et Mathilde se sont aimés, d’un amour du XI esiècle, qui ne ressemblait à rien de ce que l’on place aujourd’hui sous ce mot. Une affaire de pouvoir et de richesse, une passion de conquête.
Mathilde et Guillaume avaient annexé l’Angleterre. Ensemble, un couple de conquérants. Pourquoi alors la reine Mathilde n’est-elle représentée nulle part dans « la Tapisserie de la Reine Mathilde » ? La pièce du puzzle s’ajustait à la précédente… Pénélope tenait un fil… Il faudrait noter tout ça, même les idées les plus farfelues, pour s’en souvenir demain matin en se réveillant… Sans rallumer la lampe, elle va bien trouver son carnet et son stylo, par terre à côté du lit. Elle va écrire ça sur une page au hasard, elle déchiffrera bien l’idée, deux mots pour la remettre sur la voie… Trop tard, elle vient juste de s’endormir.
TROISIÈME PARTIE
Les Seigneurs de Varanville
« Les îles de la Manche sont des morceaux de France tombés dans la mer et ramassés par l’Angleterre. De là une nationalité complexe. […] Un exemplaire unique est un descendant de Rollon, très digne gentleman, qui habite paisiblement l’archipel. Il consent à traiter de cousine la reine Victoria. »
VICTOR HUGO,
Les Travailleurs de la Mer, « L'Archipel de la Manche ».
20.
Un meurtre à la campagne
Prunoy-en-Bessin, matin du samedi 6 septembre 1997
À Prunoy-en-Bessin, la police a déserté les lieux du crime depuis plusieurs jours. Pierre Érard aime arriver, pour ses reportages, après tout le monde. Quand il n’y a plus rien, et que chacun se souvient de l’essentiel — ce que nul n’osait dire le jour même.
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