— Tu adores ça ! De quoi tenir en haleine des lecteurs pendant plusieurs semaines. Quand viens-tu à Paris ?
— Pas à l’ordre du jour, j’ai tellement à faire, je quadrille mon secteur, tu sais je dois tout couvrir, les photos, les interviews, le Club nautique, l’amicale des cheveux bleus, les régates, les commémorations canadiennes, la reconstitution de la colonne Patton avec des véhicules blindés d’époque, les fêtes de Notre-Dame de la Délivrande, l’été ça n’arrête pas. Ils ne savent plus quoi inventer. Si en plus ils commencent à assassiner…
— Comme je t’envie ! Chroniquer la téloche, c’est moins drôle ! Et toi tu as le bon air !
— Cet après-midi, Ouistreham, marché aux poissons.
— Je te donne le titre de ton papier : “Souriez, dites Ouistreham”, ça te va ? »
Pierre aimerait le revoir, ce Parisien sympathique. Si c’est vraiment le petit ami de Pénélope, il vaudrait mieux se faire à l’idée tout de suite et s’orienter vers une option « ami du couple », tant pis pour le bonheur ! Ce qui n’empêche pas de tenir compagnie à Pénélope pendant les longues soirées de Bayeux, advienne que pourra !
Pierre marche vers le bout du village jusqu’à la maison des Aubert. Il est un peu intimidé. Deux barrières en bois peintes en blanc ferment l’accès, une grande pour les voitures, une plus petite, avec une cloche en cuivre bien brillante pour les visiteurs, le type même de la belle maison de village. Une rangée de fenêtres au rez-de-chaussée, les volets clos. Le couple n’avait pas d’héritier. Impossible d’entrer. Pierre prend au hasard une ou deux photos et rebrousse chemin.
Pierre a fait en trois lignes l’inventaire des pistes concernant Solange telles que les développe la police de Bayeux. C'est un peu comme à Prunoy, personne n’a rien vu, tout a été exécuté en une minute. Le mobile échappe, enfin presque.
Solange ne voulait de mal à personne. Elle ne semblait pas impliquée dans des affaires bocagères, des héritages normands, des problèmes de piquets de clôture. Elle n’avait pas acheté de ferme, pas hérité de sa mère, la ville la logeait dans un joli appartement de fonction, qui n’a pas été fracturé. Pierre Érard a fait parler tout le monde, au Petit Zinc et chez la marchande de journaux de la cathédrale. Le D rLe Coulteux l’a reçu très aimablement. Il ne lui a pas permis de voir la chambre : la malade y repose encore. Une patiente comme une autre, mais le médecin n’aime pas trop que l’on fasse ce genre de publicité à son hôpital. Pierre a promis de ne rien écrire pour l’instant. Il sourit en pensant à la phrase de son neveu, interne en chirurgie : « Les voyous de la banlieue de Lisieux s’orientent mieux dans l’hôpital que les infirmiers… », mais non, ce serait déloyal. Il est sympathique ce médecin, on peut avoir recours à lui si l’affaire se complique. La malade a subi un second traumatisme, elle peut s’en sortir ou y rester, cinquante cinquante. Pronostic réservé comme on dit. Solange, le D rLe Coulteux, par gentillesse, à moins que ce ne soit par passion pour le Patrimoine, la prenait en consultation de temps en temps, pour ses rhumes et ses angines : une vieille fille vivant entre son chat, une bonnetière, une collection de vieux cuivres, des porcelaines et des livres d’histoire. Son seul ennemi, c’était le temps qui passe : elle supportait mal de voir venir sa retraite.
Avait-elle rencontré Charles Aubert ? Bien sûr, Pierre s’en souvient : au dernier banquet des « Fils de 1066 », ils étaient voisins. Pierre s’était même dit que le vétérinaire commençait sa campagne présidentielle. De quoi avaient-ils pu parler ?
21.
Les funérailles de la princesse
Samedi 6 septembre 1997, matin
« Bonjour madame, ou mademoiselle, murmure une voix lointaine et un peu blanche.
— Mademoiselle. Peu importe.
— Mademoiselle Breuil. Je me suis permis de vous envoyer un bouquet, le jour de votre arrivée à Bayeux. Vous ne pouviez pas deviner que c’était moi. Vous ne me connaissez pas. »
Elle pense : l’homme du bouquet au brin de raphia, enfin.
À sa voix, elle ne parvient pas à imaginer un visage. Un homme âgé. L'explication de certains mystères arrive d’elle-même sans que l’on ait besoin de s’en soucier, comme les objets perdus qui finissent par se retrouver tout seuls, sitôt qu’on n’en a plus besoin. Pendant qu’elle pense à tout cela, Péné perd le fil, se détache de cette voix bizarre qui continue à lui parler.
C'est le matin, elle a dû sacrifier son petit déjeuner pour montrer qu’elle arrivait tôt au bureau, directrice d’une maison en crise, patronne d’un navire qui tangue.
Elle se ressaisit, écoute :
« Moi, j’ai vu votre visage, mademoiselle. Je suis abonné, dans ma solitude, à La Renaissance , figurez-vous. J’aime avoir les nouvelles de la région de Bayeux, le pays d’origine de ma famille, notre berceau, vous allez comprendre… J’avais été prévenu, par une amie, de votre nomination. Je sais, c’est un peu cavalier, un bouquet sans carte, mais un homme de mon grand âge peut se permettre certaines, comment dites-vous, certaines audaces. La fortune sourit aux audacieux, audaces fortuna juvat. Je ne me suis jamais bien entendu avec votre collègue, M meFulgence. Autant vous le dire d’emblée. Quand j’ai vu dans cet excellent journal que je pourrais avoir un nouvel interlocuteur à la Tapisserie, comment dites-vous ? au Centre Guillaume-le-Conquérant, ce cher Guillaume… Si la mort vient me prendre, je dois avoir parlé avec vous de la Tapisserie. Je suis le dernier vivant à savoir certaines choses, que vous ne devriez pas ignorer. Surtout ces jours-ci, vous voyez ce que je veux dire… Je me permets de me présenter, je suis le marquis de Varanville, ou pour vous donner mon nom complet qui vous dira sans doute plus de choses, Arthur John Contevil, second marquis de Varanville. »
Pénélope, le matin, depuis qu’elle s’efforce de jouer les directrices, est un peu lente. Elle s’est installée dans le bureau de Solange, équipé d’une télévision — la patronne de la Tapisserie, monument brodé de célébrité planétaire, doit pouvoir être informée à tout moment de l’actualité du monde. L'inconnu parle avec un fort accent au téléphone, pas vraiment l’accent anglais, ou plutôt, un accent dans l’accent, la prononciation d’une région du Commonwealth qu’elle ne connaît pas. Un peu traînant, avec des accélérations comme des coups de cravache sur la finale de certains mots. Des tournures désuètes, sentant le vieil aristocrate, le briscard qui commandait son peloton pendant la dernière guerre et qui dicte ses Mémoires. Elle entend le nom sans réagir. Arthur, John…
Elle coupe le son de la télévision. À Londres, les funérailles nationales ont commencé. Le convoi progresse dans les avenues vides, la foule regarde avec le sentiment que c’est un moment historique — pourtant, l’Angleterre en a connu d’autres, de ces jours de recueillement national. Il y a ce matin un mystère dans l’air : la canonisation de cette jeune femme qui faisait, la semaine précédente encore, la Une de la presse à scandale. La mort venait de la transfigurer en héroïne de tragédie.
Charles passe, avec ses fils et Charles Spencer, le frère de Diana, sous l’Arche de l’Amirauté. Un plan émouvant : profitant de cet instant de calme où ils sont à l’abri des regards d’une foule en larmes, le prince de Galles passe sa main dans le dos de son fils aîné. Pénélope ne quitte pas des yeux l’écran qui lui fait face.
« Je souhaiterais rendre public, enfin, dans un premier temps, vous confier à vous, un secret de famille. Nous l’avons caché depuis des siècles, mais maintenant, je crois que la monarchie britannique, cette vieille gueuse, ne devrait pas tarder à expirer, je me fais vieux moi-même, et mon devoir est de vous livrer ce que je sais. Je n’en parlerai pas à la reine, elle sait trop d’ailleurs ce que j’ai à dire. Je ne veux me livrer qu’à vous, si vous acceptez de m'entendre. »
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